Une solide réflexion concernant les "événements" de mai 68 (elle met en opposition la pensée de De Gaulle et celle de son premier Ministre d'alors), rédigée par un socialiste grand teint - ce qui n'est pas péjoratif dans mon esprit. Ce texte est extrait du numéro 39 de la revue POUVOIRS, créée en 1977 aux Presses universitaires de France par Philippe Ardant et Olivier Duhamel (Allo ? La familia grande ?)
On peut trouver au sommaire de ce numéro 39, les signatures d'Évelyne Pisier (Allo ? Fidel Castro ? ; Allo ? Kouchner ? ; Allo ? Duhamel ?), de Gilles Lipovetsky, d'Henri Weber (ce Titan de la pensée, disait de lui Jean-François Revel, toujours aussi féroce), de Cornélius Castoriadis, d'Edgar Morin, enfin.
Et, tiens, pour finir, je note - mais je suis d'une mauvaise foi confondante - qu'on ne dédaignait pas, alors, de citer les graves paroles du sieur Gabriel Matzneff, à l'origine de la tristement fameuse pétition pro-pédophilie de 1977, aujourd'hui devenu infréquentable depuis la parution de Le Consentement, de Vanessa Springora...

 

 

 

Interpréter Mai avant Mai

 

Lire ou écouter les interprétations que des acteurs donnent d'événements auxquels ils ont été mêlés est un exercice qui n'est pas sans danger et dont les limites sont évidentes. Sans s'y dérober, on pourra momentanément tenter de contourner en partie l'obstacle en interrogeant le discours antérieur aux faits. On ne cherchera certes pas ainsi une quelconque prédiction - "l'avenir n'appartient pas aux hommes, et je ne le prédis pas"(1) - mais plutôt une disposition d'esprit.

Deux propos méritent, de ce point de vue, d'être cités ici : l'un de Charles de Gaulle, à la veille de 1968, l'autre de Georges Pompidou, à celle du printemps de cette année-là.

Dans ses vœux à la télévision, le Président de la République dit son espoir, "l'ardeur du renouveau faisant son chemin, et ses promoteurs, surtout les jeunes, faisant leur œuvre ..."(2). Trois mois plus tard, lors d'un banquet de l'UJP(3), le Premier ministre déclare : "Il faut que les jeunes apportent la remise en cause de tout. La remise en ordre, c'est la tâche de ceux qui gouvernent"(4).

Ne peut-on, sans extrapolation excessive, trouver dans ces deux discours l'amorce de deux fils conducteurs dans notre recherche d'une certaine idée de Mai 68, qui avait été celle du pouvoir politique de l'époque ? Entre la théorie de la révolte féconde et celui de la gesticulation stérile, c'est toute l'étendue de la diversité de l'interprétation gaulliste des "événements" qui s'offre à notre observation.

 

Transformation, disparition, dissolution

 

De ce foisonnement d'analyses diverses, voire contradictoires, le présent article n'a que l'ambition modeste de dresser un inventaire, manifestement loin d'être exhaustif. Il s'agit de vérifier la pertinence de la typologie esquissée ci-dessus ; mais le classement des différentes composantes de la représentation que les hommes au pouvoir et ceux qui les soutiennent se font de Mai 68 sera d'abord calqué sur celui des réactions gaulliennes à l'événement. Trois catégories d'initiatives présidentielles face au "mouvement" renvoient en effet à trois catégories d'images de celui-ci.

Si la première réponse à l'émeute, venant de l'Élysée, est l'annonce de transformations de la société, partiellement concrétisées ultérieurement dans des projets de réformes soumis au scrutin référendaire ou à l'approbation parlementaire (Université, Régions, Sénat...), c'est bien parce qu'existe sous des formes diverses le sentiment de l'explosion au grand jour d'une crise sociale profonde.

Si la deuxième réponse gaullienne à l'événement, celle-ci unique en son genre, est l'épisode ô combien théâtral de la disparition (à Baden-Baden), c'est bien parce que les facteurs psychologiques à l'œuvre dans la situation complexe du moment sont perçus comme fondamentaux.

Enfin, si la troisième catégorie de réponses du général aux désordres de Mai est la dissolution - celle de l'Assemblée nationale, d'abord, celle des groupuscules gauchistes ensuite - c'est bien parce que le jeu politique des autres acteurs est (évidemment) pris en compte.

De fait, les interprétations gaullistes de "soixante-huit" vont toutes reposer sur ces trois dimensions de l'événement : la crise sociale, la crise psychologique, la crise politique.

 

 

I. - LA CRISE SOCIALE : LES RACINES DE L'ARBRE DE MAI

 

Plus de dix ans après, Édouard Balladur s'interrogeait : "L'arbre de Mai a-t-il des racines profondes ?"(5). L'ensemble du camp gouvernemental a toujours estimé que la réponse à cette question était positive. Mais les nuances sont considérables, depuis l'analyse en termes de pression résultant d'une légitime insatisfaction, jusqu'à celle qui voit surtout dans cette affaire le résultat d'une crise de civilisation, d'un certain vide moral. L'essentiel du discours gaullien exprime le premier type d'interprétation, tandis que le second se lit plutôt chez le Premier ministre de l'époque.

 

1 / La leçon et l'occasion

 

Le thème du grand malaise de la "civilisation mécanique" est déjà présent dans Vers l'armée de métier(6). Il l'est plus encore dans la conférence d'Oxford(7). Charles de Gaulle décrira bien plus tard "la sourde angoisse des déracinés" qui mine la société industrielle, tandis que le capitalisme est jugé porteur des "motifs d'une insatisfaction massive et perpétuelle"(8). Le discours gaullien va donc, à propos des révoltes de 68, consister tout à la fois en un rappel des étapes franchies, et en une dénonciation des obstacles qui "s'opposent encore au progrès" et dont résultent "des troubles profonds, surtout dans la jeunesse ..."(9). L'image de l'explosion, celle de la secousse ou encore de l'éruption sont utilisées, la comparaison est établie avec la marmite dont le couvercle est projeté par la pression intérieure, ainsi qu'avec la rupture du barrage de Fréjus(10).

Deux ans après l'événement, l'ancien Président se dépeindra "tirant la leçon et saisissant l'occasion des évidences mises en lumière..."(11). En somme, il n'a pas été fait assez, et pas assez vite. La révolution gaulliste a trop tardé à venir: l'émeute le prouve, mais offre en même temps la possibilité de réparer l'erreur. Dès lors, la crise devient "salutaire", c'est "une crise de croissance qui aura réussi"(12). Elle "a fait éclater au grand jour le besoin des grandes transformations - pour ne pas dire des révolutions"(13). Or, "où pourrait-on être révolutionnaire, sinon dans le gouvernement du général de Gaulle?"(14). Cette révolution devenue indispensable en même temps que réalisable n'est certes pas "la stérilité qu'ils [les gauchistes] ont la dérisoire insolence d'appeler (ainsi)"(15), mais c'est cette fameuse "troisième voie" exprimée, selon les époques, à travers les slogans de "l'association capital-travail" et de la "participation"(16).

Cette image (relativement) positive de Mai 68 se trouve également, par exemple, sous la plume de Jacques de Montalais : "La terrible franchise de la jeunesse est donc devenue un puissant atout entre les mains d'un gouvernement réformateur"...(17). Elle a cours, d'une manière générale, chez ces gaullistes de gauche appelés dès 1966 dans Combat les "gaullo-gauchistes"(18). Bien que réputé proche de ces derniers(19), André Malraux ne semble pas sur le moment adopter cette problématique de façon dominante.

 

2 / Acteurs dérisoires et manifestations peu ragoûtantes

 

Georges Pompidou se flattera "d'avoir, dès le 14 mai, reconnu et affirmé publiquement la profondeur de cette crise de conscience et de civilisation, même si les acteurs en étaient souvent dérisoires et les manifestations peu ragoûtantes"(20). C'est que "traditionnellement, la jeunesse était vouée à la discipline et à l'effort"(21) ; or, la voilà qui ne trouvait plus devant elle d'entraves à "l'éternelle aspiration de l'''ôte-toi de là que je m'y mette"... !"(22). F. Mauriac écrit le 5 mai(23) : "En fait, c'est la jeunesse en tant que jeunesse qui veut entrer dans la carrière quand ses aînés y sont encore"... Et aussi : "Trois ans de service militaire : cela de mon temps répondait à toutes les questions que d'ailleurs la jeunesse ne songeait pas à poser". Il ne s'agit plus là de constater les pressions de légitimes aspirations, mais plutôt de déplorer un vide moral - la famille est dissoute, la patrie est niée, Dieu est mort... - dont les effets ne peuvent être porteurs de leçons qu'à longue échéance et constitutifs d'occasions que pour la seule "subversion".

Les émeutiers croyaient agir pour la réalisation d'un idéal alors qu'ils étaient menés par la "recherche, même inconsciente, d'un idéal perdu..." : "Je suis convaincu qu'ils cherchaient l'amour", ajoute G. Pompidou(24), tandis qu'André Malraux voit l'attente d'un "espoir". "Nous ne sommes pas en face de besoins de réformes, mais en face d'une des crises les plus profondes que la civilisation ait connues"(25). On est bien à l'opposé du thème dominant du discours gaullien, même si les deux types d'interprétation coexistent presque toujours chez chacun des acteurs concernés : une typologie des logiques interprétatives n'emporte pas catégorisation des interprètes.

 

 

II. - LA CRISE PSYCHOLOGIQUE : LA MALADIE ENDÉMIQUE ET LE PASSAGE À VIDE

 

La crise, née des structures mêmes de la société, et/ou de l'ébranlement de la civilisation, a revêtu une forme très particulière, à forte dimension psychologique, et de surcroît spécifiquement française, malgré son caractère international. Mais sur ce second terrain interprétatif non plus, les éléments d'analyses ne sont pas homogènes. Était-on en présence d'un peuple léger en plein divertissement, ou d'un peuple envoûté cédant aux démons ?

 

1 / La légèreté

 

La formule du "divertissement triste" pour caractériser Mai 68 est d'Edouard Balladur(26). Le thème de la "légèreté", est, lui, développé par Georges Pompidou : "Reste à expliquer pourquoi le mouvement étudiant a revêtu en France une importance particulière et provoqué une secousse plus profonde que partout ailleurs (...). La maladie endémique de la France et surtout de Paris (c'est) la légèreté"(27).

Ce côté volontiers anarchisant de notre culture nationale apparaît également sous la plume de François Mauriac, lorsqu'il écrit : "Le plus grand malheur pour un peuple, c'est qu'il n'ait plus d'État... Nous autres, Français, nous sommes exposés à ce malheur plus qu'aucune autre nation, comme notre histoire en témoigne"(28). La disparition du 29 mai n'aurait-elle pas eu, entre autres fonctions, celle de montrer à ces grands naïfs ce qu'est vraiment l'absence d'État ? Mais c'était aussi beaucoup plus...

 

2 / Les diables qui nous tourmentent

 

Il y a eu "scandale" - sans doute au sens religieux du terme -, il y a eu "charme maléfique" entraînant vers l'abîme le pays scandalisé, il y a eu "vertige", "stupeur" et "passage à vide" ! La situation était "morbide" et, "par contagion", la crise de l'Université avait déclenché dans beaucoup d'autres milieux "une marée d'abandons"... C'est qu'étaient à l'œuvre "les diables, leurs complices et leurs partisans". Dans ses vœux pour l'année suivante, Charles de Gaulle conseillera à ses concitoyens de "porter en terre les diables qui nous tourmentent". Pourtant il dénoncera encore quelques semaines plus tard les "soubresauts du serpent de la pagaye"(29).

Il existe une dimension proprement religieuse des "événements", et François Mauriac n'est évidemment pas le dernier à le percevoir, qui écrit à propos de la "disparition" du général : "J'incline aujourd'hui à penser qu'il faut y voir un chef-d'œuvre à la fois de politique et de mystique"(30) - et à propos de l'ensemble des événements, reprenant une formule de Gabriel Matzneff : "La crise de Mai n'est pas politique, elle est religieuse"(31).

La démoniaque tentation du néant n'a pu être déjouée que par la mise en scène d'un néant total. Si l'on en croit François Goguel(32), la tendance nihiliste constamment présente chez de Gaulle n'est peut-être pas étrangère au choix tactique du moment. Toujours est-il qu'on ne reprendra plus de sitôt "les canards sauvages" pour "les enfants du Bon Dieu"(33).

 

 

III. - LA CRISE POLITIQUE : AUTOPSIE D'UNE SUBVERSION

 

 

Si la vision de la crise, de ses origines, de sa nature et de ses remèdes diffère manifestement non seulement selon les acteurs gaullistes, mais aussi selon le moment, une plus grande cohérence apparaît lorsque sont pris en considération les adversaires que le pouvoir trouve face à lui-même, mais des divergences surgissent in fine, lorsque se pose la question du rôle de l'étranger.

 

1 / Les coupables : des groupes et un parti

 

"Les extrémistes essaient de profiter de revendications légitimes"(34), ils "exploitent l'amertume pour provoquer l'agitation"(35). En fait, ce sont "des groupes de subversion professionnels" qui "entraînent (...) des jeunes et des étudiants"...(36). Les lignes que G. Pompidou consacre aux principaux acteurs du mouvement de Mai ne manquent pas de vigueur. Ils sont "gras et bien nourris" (sous les gavés, la rage..., en quelque sorte !). "Ils appliquent leur intelligence et les détours de leur esprit à critiquer une société où de fait ils n'ont aucune utilité clairement définie". On aura reconnu le portrait des étudiants en sociologie... "Ne menant pratiquement à rien, et les bourses aidant, ces études n'ont nulle raison de finir : (...) la plupart des leaders du mouvement de Nanterre avaient passé l'âge où un homme normal déserte la Faculté pour un métier, l'étude pour l'action"(37).

Mais ces "groupes organisés de longue main en conséquence"(38) - et qu'il faudra dissoudre - n'ont fait qu'allumer l'incendie... "et puis l'appareil d'un parti totalitaire est entré dans le jeu"(39), qui par "l'intimidation, l'intoxication et la tyrannie" a voulu surclasser ses jeunes "rivaux". À la fin du compte "le pouvoir serait alors évidemment essentiellement celui du vainqueur, c'est-à-dire celui du communisme totalitaire"(40).

On notera que les acteurs syndicaux sont assez peu évoqués, dans les discours du moment comme dans les écrits ultérieurs. C'est que "le mouvement de grève n'a été qu'un épiphénomène, la principale leçon à en tirer étant la menace que fait peser en permanence sur notre pays la puissance révélée de l'appareil du Parti communiste et de la CGT"(41). À travers la centrale de Georges Séguy, les dirigeants communistes ont seulement voulu "noyer le tout dans la grève généralisée", pour ainsi "ressaisir le monopole de la revendication" et "accéder au pouvoir"(42).

 

2 / Les complices : l'ambition et la démission

 

La description gaulliste du jeu des différentes forces en présence en Mai 68 fait penser à la publicité qui jadis rendit célèbre la peinture Ripolin. Chacun peint sur le dos de celui qui le précède... Les groupes gauchistes exploitent le mécontentement étudiant, le Parti communiste exploite l'agitation gauchiste, la gauche non communiste exploite la mobilisation communiste ! Il ne reste donc plus au pouvoir qu'à exploiter les manœuvres de la gauche non communiste. Ainsi seront disqualifiées "l'ambition et la haine de politiciens au rancart"(43).

Au-delà de la FGDS, c'est tout ce qui n'est pas gaulliste de stricte observance qui est visé par le renvoi de l'Assemblée nationale : celle-ci "avait vocation à être dissoute", du fait que "ce qu'on appelait une majorité" n'en était pas une(44), et que dès lors le pays se trouvait "désemparé par la perpétuelle incertitude d'un Parlement sans majorité"(45).

Mais cette "escorte de chimériques, d'ambitieux ou de rancuniers"(46) n'a eu la possibilité d'agir qu'en raison d'une sorte de démission des clercs : la crise de l'Université a tout simplement été "provoquée par l'impuissance de ce grand corps"...(47), les émeutes ont été attisées par les journalistes de "radios ( ... ) qui enflammaient"(48), intellectuels et religieux se rejoignant en faisant "du surf sur la vague"(49). François Mauriac note qu'il y a "un parallélisme frappant entre la crise du corps professoral et celle du clergé catholique : les uns et les autres, qui naguère encore étaient fiers de Ieur soutane ou de leur toge, paraissent aujourd'hui sinon en avoir honte, du moins en être gênés"(50). Mais l'écrivain voit bien plus qu'une simple démission : "Ce qui me frappe, c'est (...) le travail nullement improvisé, longuement préparé dans certains lycées sur l'esprit et sur l'âme des adolescents par certains de leurs maîtres (...). Notre France gaulliste est une France où l'Université marxiste endoctrine nos enfants..."(51).

Où l'on en vient au complot...

 

3 / Le chef d'orchestre clandestin : la main de l'étranger ?

 

Le complot semble ne faire de doute pour personne : bien avant que le nouveau ministre de l'intérieur, Raymond Marcellin, ne publiât une brochure à la fin du mois d'août sur "les groupes révolutionnaires organisés en vue de la prise du pouvoir par la violence"(52), Jacques de Montalais écrivait dans La Nation : "L'affaire des barricades (...) ne fut pas seulement bien menée, elle avait été bien préparée"(53). Pour le général, le 24 mai, il s'agit d'éviter "que certains se chargent (du destin du pays) malgré lui", et que "nous ne roulions, à travers la guerre civile, aux aventures et aux usurpations les plus odieuses"(54). Le 30 mai, le mot d'ordre était bien d' "empêcher la subversion"(55).

Mais dès le 14 mai, à l'Assemblée nationale, le Premier ministre était allé beaucoup plus loin, parlant d' "individus déterminés, munis de moyens financiers importants, d'un matériel adapté aux combats de rue, dépendant à l'évidence d'une organisation internationale et dont je ne crois pas m'aventurer en pensant qu'elle vise non seulement à créer la subversion dans les pays occidentaux, mais à troubler Paris au moment même où notre capitale est devenue le rendez-vous de la paix en Extrême-Orient"(56). Si la dimension vietnamienne n'est pas souvent reprise, l'idée de complot international ne sera pas seulement développée par le ministre Marcellin : "Des influences extérieures n'y sont certainement pas pour rien", écrit J. de Montalais(57). Et Georges Pompidou parlera plus tard "des organisations plus ou moins internationales et (des) services secrets de divers pays..."(58).

Il semble que le Président de la République ait été sur ce plan plus discret, ou plus prudent... Encore évoquera-t-il, face à Michel Droit, "l'entreprise communiste totalitaire, inquiète et furieuse à Paris comme, dans d'autres conditions, elle l'est à Moscou et ailleurs..."(59).

 

 

IV. - MAI FÉCOND, MAI STÉRILE

 

Le social, le psychologique, le politique : on retrouve toujours ces trois ingrédients dans les analyses produites au sein et autour du pouvoir en Mai et après Mai 1968. Mais, s'ils sont présents, l'usage qui en est fait n'est pas uniforme. Les grilles de lecture de ces interprétations peuvent être multiples ; celle proposée au début de ces pages ne semble pas avoir trop souffert de sa confrontation avec l'inventaire qui vient d'être dressé. Ainsi se confirme l'existence de deux logiques interprétatives, que l'on retrouve plus ou moins nettement à l'œuvre, selon l'auteur et selon le moment.

Le premier type d'interprétation, qu'on appellera gaullien par commodité, mais qui n'épuise pas à lui seul l'analyse du discours du général ni n'est totalement absent des autres discours étudiés, voit dans les événements la manifestation d'un ensemble de problèmes sociaux immédiats et immédiatement remédiables, au moins pour une part. Puisque ces problèmes existent, qu'ils sont connus et qu'on en sait depuis longtemps les solutions, et puisque ces solutions passent par une jeunesse qui justement occupe le devant de la scène, il convient :

1) De faire sans retard ce qu'on aurait sans doute dû faire plus tôt(60) ;

2) De le faire soi-même, ce qui implique la destruction des différents étages de la fusée subversive par la répression du désordre et l'initiative politique. Il s'agit en somme de reprendre en main la situation, pour pouvoir engager sans délai des réformes en profondeur, à court et à long termes. Le de Gaulle du 30 mai ne contredit donc pas celui du 24(61).

Le second type d'interprétation, qu'on appellera pompidolien, mais toujours avec les mêmes réserves, voit dans les événements l'effet conjugué d'une crise de civilisation à laquelle des réformes ne peuvent pas grand-chose, et d'une entreprise subversive à participation étrangère, dont la défaite constitue de fait la seule vraie réponse au mouvement engagé, considéré comme "absurde"(62).

On remarquera donc que la seconde position est totalement extérieure au champ soixante-huitard, tandis que la première s'inscrit sur le même terrain : de Gaulle se place en quelque sorte en concurrent vis-à-vis des leaders de Mai. Vingt-deux mars, dix-huit juin, même combat ?... Jacques Debu-Bridel va jusqu'à se demander : "L'héritière légitime du gaullisme, (...) n'est-ce pas la jeunesse contestataire?"(63).

L'échec de cette stratégie, symbolisée par la victoire du "non" en avril 1969, apparaîtra donc comme celui d'une doctrine politique que les héritiers devront répudier pour survivre. Faute d'avoir pu entamer durablement l'hostilité de la gauche sur le terrain social(64) comme il avait su le faire pour la décolonisation, le gaullisme, marqué par son "impasse sociale"(65), ne peut se perpétuer que sous la forme d'un rassemblement conservateur, même si celui-ci, sous ses différentes formes, en revendique le maniement légitime(66).

"La révolte de Mai 68 elle-même ne visait guère plus le pouvoir en place que l'opposition officielle"(67). De fait, le premier sortira vainqueur de la confrontation et la seconde puisera en elle une bonne part des ressources nécessaires à la résurrection du courant socialiste. L'une des vraies victimes de ce printemps-là restera l'idéologie gaulliste, en tant que porteuse d'un corps de doctrine original. Le "chiraquisme" constitue sans doute l'étape de l'inévitable processus révisionniste(68).

Notes

(1) Ch. de Gaulle, allocution radio-télévisée, 31 décembre 1967.
(2) Id.
(3) Union des Jeunes pour le Progrès (jeunesse gaulliste).
(4) G. Pompidou, discours à la Mutualité, 21 mars 1968 (La Nation, 22-23 mars 1968).
(5) E. Balladur, L'arbre de Mai, chronique alternée, Atelier Marcel-Jullian, 1979.
(6) Ch. de Gaulle, Vers l'armée de métier, Berger-Levrault, 1934.
(7) Ch. de Gaulle, Discours et messages, t. 1 : Pendant la guerre, juin 1940 - janvier 1946, Plon, 1970.
(8) Ch. de Gaulle, Mémoires d'Espoir, t. 1 : Le renouveau, 1958-1962, Plon, 1970.
(9) Ch. de Gaulle, allocution radio-télévisée, 24 mai 1968.
(10) Dans différents discours du général en 1968 et 1969.
(11) Ch. de Gaulle, Mémoires d'Espoir, 1970 (op. cit.).
(12) J. Chaban-Delmas, intervention radio-télévisée, 13 juin 1968 (La Nation, 14 juin 1968).
(13) M. Couve de Murville, déclaration à l'Assemblée nationale, 17 juillet 1963.
(14) E. Faure, intervention aux Journées parlementaires UDR de La Baule, Il septembre 1968.
(15) Ch. de Gaulle, allocution radio-télévisée, 31 décembre 1968.
(16) Voir notamment les Actes du Colloque d'Amboise des Cercles universitaires d'Études et de Recherches gaulliennes. Le général de Gaulle et la troisième voie, Études gaulliennes, 7-8, juillet-décembre 1974.
(17) La Nation, 16 mai 1968.
(18) Voir D. de Combles de Nayves et D. Villemot, Les gaullo-gauchistes, mémoire lEP, Paris, 1975.
(19) J. Mossuz, André Malraux et le gaullisme, Presses de la FNSP, 1970.
(20) G. Pompidou, Le nœud gordien, Plon, 1974.
(21) G. Pompidou, déclaration à l'Assemblée nationale, 14 mai 1968.
(22) G. Pompidou, op. cit.
(23) F. Mauriac, Le dernier bloc-notes, 1968-1970, Flammarion (5 mai 1968).
(24) Id.
(25) A. Malraux, intervention au meeting des Comités de Défense de la République au Parc des Expositions de Paris, 20 juin 1968.
(26) E. Balladur, op. cit.
(27) G. Pompidou, op. cit.
(28) F. Mauriac, op. cit. (17 juin 1968).
(29) Dans différents discours du Général en 1968 et 1969.
(30) F. Mauriac, op. cit. (2 juin 1968).
(31) F. Mauriac, op. cit. (8 juillet 1968).
(32) F. Goguel, Les départs du général de Gaulle, in Études sur la France de 1939 à nos jours, Éd. du Seuil, 1985.
(33) Ch. de Gaulle, Conférence de presse, 9 septembre 1968.
(34) A. Peyrefitte, interview à Radio-Luxembourg, 31 mars 1968 (La Nation, 1er  avril 1968).
(35) Ch. de Gaulle, allocution radio-télévisée, 31 décembre 1968.
(36) G. Pompidou, intervention radio-télévisée, 12 juin 1969 (Le Monde, 14 juin 1969).
(37) G. Pompidou, op. cit.
(38) Ch. de Gaulle, allocution radiodiffusée, 30 mai 1968.
(39) G. Pompidou, intervention radio-télévisée, 12 juin 1969 (Le Monde, 14 juin 1969).
(40) Ch. de Gaulle, allocution radiodiffusée, 30 mai 1968.
(41) G. Pompidou, op. cit.
(42) Ch. de Gaulle, entretien radio-télévisé avec M. Michel Droit, 7 juin 1968.
(43) Ch. de Gaulle, allocution radiodiffusée, 30 mai 1968.
(44) Ch. de Gaulle, entretien radio-télévisé avec M. Michel Droit, 7 juin 1968.
(45) Ch. de Gaulle, allocution radio-télévisée, 29 juin 1968.
(46) Ch. de Gaulle, allocution radio-télévisée, 11 mars 1969.
(47) Ch. de Gaulle, allocution radiotélévisée, 24 mai 1968.
(48) G. Pompidou, déclaration à l'Assemblée nationale, 14 mai 1968.
(49) G. Pompidou, op. cit.
(50) F. Mauriac, op. cit. (12 mai 1968).
(51) F. Mauriac, op. cit. (8 juillet 1968).
(52) Ministère de l'intérieur. Les objectifs et les méthodes des mouvements révolutionnaires, août 1968 (cf. La Nation, 5 septembre 1968).
(53) J. de Montalais, La Nation, 21 mai 1968.
(54) Ch. de Gaulle, allocution radiodiffusée, 24 mai 1968.
(55) Ch. de Gaulle, allocution radiodiffusée, 30 mai 1968.
(56) G. Pompidou, déclaration à l'Assemblée nationale, 14 mai 1968.
(57) J. de Montalais, La Nation, 25-26 mai 1968.
(58) G. Pompidou, op. cit.
(59) Ch. de Gaulle, entretien radio-télévisé avec M. Michel Droit, 7 juin 1968.
(60) "Mais pourquoi (Pompidou) et ses collaborateurs ont-ils refusé jusqu'à cette épreuve d'écouter le général de Gaulle lorsqu'il leur donnait pour mot d'ordre de la politique sociale: la participation ?", écrit René Capitant (Notre République, 17 mai 1968) - thème que reprend dans les mêmes colonnes Philippe de Saint- Robert, qui dénonce "tant d'années d'immobilisme et de guizotisme".
(61) La dualité d'interprétation est défendue par J. Touchard, Le gaullisme 1940- 1969, Seuil, 1978.
(62) G. Pompidou, op. cit.
(63) J. Debu-Bridel, De Gaulle contestataire, Plon, 1970.
(64) Voir E. Faure, Gaullisme, in Encyclopaedia Universalis (vol. 7), 1968.
(65) Voir P. Guiol, L'impasse sociale du gaullisme, Presses de la FNSP, 1984.
(66) Voir Pouvoirs, 28, 1984, et notamment M. Offerlé, "Transformation d'une entreprise politique: de l'UDR au RPR, 1973-1977".
(67) P. Dabezies, Les gaullistes dix ans après de Gaulle, in Universalia 1980, Encyclopaedia Universalis, 1980.
(68) Voir J. Baudoin, "Gaullisme" et "chiraquisme") : réflexions autour d'un adultère, Pouvoirs, 28, 1984.

 

© Paul Bacot, in Pouvoirs n° 39, (Revue française d'études constitutionnelles et politiques), novembre 1986

 


 

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