J'avais l'intention, en ce premier jour de vacances d'été, de parler du très fâcheux destin d'un prof de philo, Robert Redeker. Et puis, j'ai remis ce projet à plus tard (mais j'y reviendrai !). Et cela tandis que j'écoutais, dimanche dernier 26, à midi, "Le Grand Jury RTL-Le Figaro" de François Ruffin, député LFI. Car, prêtant attention aux propos de ce jeune homme, et à ses énormités débitées en cascade, je ne pouvais m'empêcher de songer, en même temps, "la France est vraiment tombée". D'où cet extrait d'un ouvrage de N. Baverez, autre figure d'inlassable Cassandre, après celle d'Agnès Verdier-Molinié.
La France qui tombe est un ouvrage d'avertissement particulièrement lucide paru il y a pratiquement vingt ans, et qui a pris, hélas, fort peu de rides. C'est un constat effrayant : vingt ans après, alors que rien n'a été fait pour arrêter la chute (d'ailleurs, certains l'estimaient irrésistible, et ont tout misé en ce sens), on se demande s'il n'est pas trop tard, désormais, car la "rétractation du politique dans la démagogie et la communication" est parfaitement installée chez nous comme une seconde nature, et ce n'est pas le président Macron qui en est le plus responsable, quand bien même il l'a utilisée avec un toupet confondant. Ainsi, lorsqu’il nous annonce à sons de trompe un "nouveau gouvernement d'action" pour début juillet, on sait par avance de quoi il retourne. Car, malgré l’urgence (nous sommes arrivés à près de 3 000 milliards de dette publique !), entre la "thérapie de choc du type de 1958 ou la fuite en avant démagogique du type de 1981", on sait quelle route sera prise : il n’y a qu’à songer au fait que la Première ministre Élisabeth Borne a déclaré que le gouvernement soutiendrait avec force la proposition LREM (reprise d’une proposition LFI) d’inscrire le droit à l'avortement dans la Constitution française…
Vous me direz que la Loi fondamentale, hélas, hélas, hélas, en a vu bien d’autres, et on en vient à songer irrésistiblement à cette remarque de Baverez : "La gangrène des révisions parcellaires et incohérentes qui décompose la Constitution de la Ve République 1958, au terme d'une étonnante alliance passée entre les héritiers du gaullisme et les transfuges du trotskisme, joue un rôle majeur dans le désengagement des citoyens à travers l’abstention, la volatilité et la dérive extrémiste des comportements électoraux".

 

"La liberté, c'est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit"

Georges Orwell

"La liberté n'existe que là où l'intelligence et le courage permettent de mordre sur la facilité"

Roger Caillois

"Le déclin de la France s’accélère au même rythme que celui des mutations du monde. Il n’appartient pas au domaine du risque, mais à celui d’une réalité déjà ancienne et bien établie. Avec une sinistre continuité entre les deux septennats de François Mitterrand et les douze années de présidence de Jacques Chirac, réunis par un talent commun pour gagner les élections et faire perdre la France"

Nicolas Baverez

 

 

 

 

I.- Quelques réflexions à partir d’un Grand Jury…

 

Bref, nous en avons entendu des vertes et des pas mûres, et on peut  se demander si la France n'est pas un pays à part, dans lequel la  pénibilité au travail atteint des sommets nulle part rencontrés  ailleurs, à telle enseigne que nous aurions besoin d'une durée de  vacances présente dans aucun autre pays au monde, d'une retraite à  soixante ans trouvée dans aucun autre pays (certains s'arrêtent à  soixante-sept ans !). Mais je songe en particulier à cette dénonciation  de Macron ayant "fermé une école par jour" ; dame, cela fait 1 825 écoles  en cinq années... Fort heureusement il en reste encore, à la louche, 40 000 ! Plus  sérieusement, le sieur Ruffin n’a aucune idée du pourquoi de la  "fermeture" d’écoles, qui s’explique aisément, sans avoir à dénoncer "le  résultat de la politique Macron-Blanquer" : empiler les remarques  démagogiques ne le gène nullement. Au passage, je me permets d’ajouter  que, selon moi, J.-M. Blanquer a été à son poste un des ministres les  plus dignes et les plus compétents de ces trente dernières années. Je le  dis comme mien, et j’ai un peu plus de compétence, pour en juger ainsi,  que le député de la Somme.

J’ajouterai que, candidat malheureux dans la 4e circonscription du  Loiret, l’ancien ministre de l’Éducation nationale  a rencontré quelques incidents  sur le terrain, pour ne pas parler de menaces. Et que l’entartrage dont  il a été victime à Montargis, se situe bien dans la ligne suivie par  une bonne partie du personnel de l’Éducation nationale, fraction  essentielle d’un secteur public et semi-public dont l'expansion se poursuit et qui allie de plus en plus surcoûts et sous­-productivité. Ce qui fait parfaitement écho aux constats de Baverez en 2002 : des  profs ont multiplié les violences, saccagé les équipements publics,  défié l'État de droit qu'ils [étaient] censés incarner, récusé toute éthique  professionnelle, tels les enseignants de philosophie mimant les  autodafés nazis avec les livres du ministre de l'Éducation [il me semble que c’était Luc Ferry qui était alors visé]. Dès lors, la leçon est claire : les résultats aux examens sont inversement proportionnels à la durée des cours  et l’extrait de copie de bac philo (parmi bien d’autres copies de cette  brillante engeance, paraît-il), qui circule en ce moment, mis en ligne  par René Chiche (professeur de philosophie à Marseille), en dit long sur la France qui est tombée ("L'etat  ne devait pas decider car l'etat ne conait pas le passer de chacun, elle  ne c'est pourquoi cela et arrive. L'etat ne conais rien de cet perssone  sont but peut etre dans le but de faire une bonne action", etc. etc.). Je me dois aussitôt de préciser qu’il s’agit là d’un candidat au bac général, ayant choisi le sujet "Revient-il à l’État de décider ce qui est juste ?"… Ainsi peut-on mesurer les beaux fruits de quinze années de scolarité, mais aussi, en remontant à l’origine, les funestes conséquences de ce qu’avait annoncé à sons de trompe ivres d’allégresse certain quotidien du soir autrefois de référence, parlant – c’était en octobre 1985 – de l’avènement d’une "nouvelle race d’instituteurs". Ajoutez-y la folle et ridicule invention des "professeurs d’école" : vous avez là une des nombreuses malfaisances que les prétendus socialistes ont infligées à notre cher et vieux pays, soi-disant pour le faire passer de l’ombre à la lumière ! Et complétons le tableau : songez que le dit candidat, qui bien entendu va obtenir son baccalauréat, exigera ensuite de poursuivre ses chères études dans le Supérieur !

Laissant Ruffin et ses lubies et passant à un tout autre ordre d’idée, je n’ai pas besoin de rappeler les véritables massacres perpétrés  chez nous par des islamistes ; pour ne pas remettre en mémoire  Charlie-Hebdo et le Bataclan, j’évoquerai plutôt les multiples  intimidations et autres provocations dont les plus radicalisés de "nos  compatriotes musulmans" sont coutumiers. À cet égard, je ne rappellerai  que cet "incident salafiste" survenu à Saint-Denis (93) en octobre 2019,  lors du Forum des Associations de cette ville. Alors que, comme le  firent remarquer des militants de l'Observatoire de la laïcité de ce  lieu, tous les participants avaient été fouillés à l’entrée du Forum, un  homme portant un kamis blanc et une femme entièrement recouverte de la  tête aux pieds d'un voile intégral noir  se présentèrent devant le  stand dudit Observatoire. On imagine la suite. Jusqu’à l’intervention de  deux policiers municipaux venant... prendre fait et cause  pour ce curieux couple… qui s'était plaint d'avoir reçu un mauvais  accueil...

À cela, et à bien d’autres incidents de ce type, fait écho ce qu’écrivait il y a vingt ans Baverez : "Dans les banlieues, des jeunes issus de l'immigration se  réclament ouvertement de l'intifada, structurant les cités comme des  camps de réfugiés, se définissant comme des résistants face à la police  perçue comme une armée d'occupation, s'identifiant de plus en plus aux  valeurs et aux principes d'action de mouvements tels le Hamas ou  Al-Qaïda. Le dérèglement de l'État-providence est là encore mis à profit  par les organisations islamiques radicales pour développer des services  de proximité, qui débouchent sur un enrégimentement dans la lutte armée  contre l'Occident et les régimes considérés comme ses alliés".

Et la conclusion de notre auteur est terrible : "L'exaltation de la  révolte au détriment de toute proposition alternative autre que le statu  quo. L'appel systématique à l'État, non tant pour servir de médiateur  ou d'arbitre que pour intervenir comme une poche profonde, sommée de  mobiliser les fonds publics au service des intérêts catégoriels et  corporatistes. Ainsi ces mouvements, en installant dans les esprits et  les mœurs le fait que tout est possible et que tout est permis,  bandent-ils en France les ressorts classiques du totalitarisme tel que  le définit Hannah Arendt".

Rendez-vous compte : dès 2002, Baverez voyait la France proche d’être assujettie à un climat totalitaire !  Alors il est temps d’en venir, maintenant, à l’extrait de La France qui tombe

Mais auparavant… Auparavant, qu’il me soit permis, pour tenter de  balayer tant de faits négatifs, de leur opposer une modeste lueur d’espérance. De  magnifier un fait peut-être oublié, et survenu l’année même de la  publication du texte de Nicolas Baverez. Tant pis si ma raison s’envole : mais  ô combien je préfère terminer cette introduction en faisant  allusion à un événement ayant pris place, lui aussi, il y a près de  vingt ans. Je veux parler d’un moment de grâce exceptionnel, survenu  aux arènes d'Alès, le 2 août 2003. Ce soir-là, accompagnée par près de  mille  "Fous chantants" (et par  Catherine Lara au violon), une Maurane  incroyablement inspirée (trop tôt disparue, hélas) interpréta  Sur un prélude de Bach (en fait le Prélude en do majeur BWV 846 -  et on est bien obligé de dire, après d’autres, Nicht Bach, Meer sollte er heissen !). Et le chœur conclut sur les brèves notes finales de l'Ave Maria de Gounod, autre admirateur de Bach... Un instant de pure beauté (nonobstant certaines des paroles, pas vraiment à la hauteur de la mélodie !) ineffable, fragile, tellement rare...

 

 

II.- Quelques pages de La France qui tombe

 

Descartes soulignait que "l'erreur est toujours volontaire". De fait, qu'il s'agisse des individus, des entreprises ou des nations, le déclin n'est jamais fatal, mais toujours voulu et programmé. Le blocage de l'État et de la sphère publique est en relation directe avec le noyau dur de la classe dirigeante de la Ve République, qui repose sur une osmose entre les dirigeants politiques, les hauts fonctionnaires et les leaders syndicaux. D'où un consensus, qui dépasse les clivages politiques, en faveur du maintien du modèle social-étatiste. L'obsolescence du positionnement diplomatique et du concept stratégique, la décomposition des institutions, l'anémie de la démocratie, la maladie de langueur qui mine l'économie française ne résultent que marginalement des chocs de la conjoncture mondiale ou des tensions géopolitiques. Elles renvoient principalement au choix délibéré du statu quo et à de multiples erreurs politiques. Ainsi pour l'économie de l'étatisation du social, du gel de toute réforme de l'État dans les années 1980 en contrepartie de la modernisation des entreprises et de la formation du grand marché européen ; de la défense du franc puis de l'euro fort, de la déflation de 1989 à 1997 ; puis de la réduction du temps de travail à partir de 1997, de la divergence explosive entre un secteur privé soumis aux lois du marché promues par la mondialisation et l'Union européenne d'une part, un secteur public et semi-public dont l'expansion se poursuit et qui allie de plus en plus surcoûts et sous­-productivité.

D'où une relégation de la France dans la catégorie des économies de seconde zone, dépendantes des moteurs de la croissance mondiale. Y compris au sein d'une Europe menacée d'un côté par l'avance technologique conquise par les États-Unis, de l'autre par la concurrence industrielle et commerciale de l'Asie, qui s'impose comme l'atelier et le pivot commercial du capitalisme du XXIe siècle. D'où une situation comparable à celle du Royaume-Uni des années 1970, avec la coexistence de moins en moins pacifique entre des pôles d'excellence, dont les sources de développement, les investissements et les emplois se situent en dehors du territoire national, et un corps politique et social qui se délite, ruinant la performance collective. On le vérifie à partir de trois particularités des politiques conduites en France depuis vingt-cinq ans.

D'abord, aucun gouvernement ni aucune formation politique n'a élaboré ou engagé un projet global et cohérent de modernisation, se proposant de réformer en profondeur le pays pour l'adapter au nouvel environnement né de l'après-guerre froide et de la mondialisation. Au lieu d'expliquer la situation réelle de la France, de favoriser la prise de conscience des citoyens pour les convaincre de la nécessité du changement, l'essentiel du discours politique a été consacré à l'éloge de l'immobilisme au nom de l'excellence de l'exception française. La préférence pour la démagogie est la chose la mieux partagée entre majorité et opposition, quelle que soit la configuration, ce qui contraste avec le principe de responsabilité qui prévaut en Allemagne où les réformes des retraites, de la santé ou de l'assurance-chômage ont fait l'objet d'un consensus entre les forces politiques. Elle biaise totalement le jugement des Français sur la perte de rang diplomatique de la France, la diminution de ses capacités militaires, le recul de son économie. Rien de plus intéressant de ce point de vue que la décomposition du courant politique se réclamant du gaullisme qui, de mouvement conçu et organisé pour soutenir la réforme de l'État dans les années 1960, s'est dissous en 2002 dans un vaste parti conservateur ayant pour objectif premier la défense des positions acquises et la pérennité des structures existantes.

Ensuite, les réformes limitées qui ont été engagées ont répondu à deux logiques. Soit la ligne électorale du mieux-disant démagogique, orientée vers les services des clientèles respectives. À gauche, à travers la hausse parallèle des effectifs (320 000 postes de fonctionnaires ont été créés entre 1997 et 2002) et des rémunérations de la fonction publique et à travers des conquêtes sociales fictives dont les 35 heures sont le symbole. À droite, grâce à la bride lâchée aux revenus des professions médicales (progression de 7 % en 2002, ciblée vers les honoraires médicaux qui représentent plus de 17 milliards d'euros) ou à des baisses d'impôts couplées à une accélération des dépenses publiques : d'où une explosion des déficits qui ne pourra être endiguée que par de nouveaux prélèvements. La hausse de la CSG est ainsi inéluctable et son application, programmée pour intervenir après les élections de 2004, reprendra plus que le pouvoir d'achat rendu aux ménages au titre de l'impôt sur le revenu, et ce d'autant plus que s'y ajouta l'élévation de la fiscalité locale provoquée par la décentralisation. Soit les changements ont été effectués sous contrainte extérieure comme en 2003, avec l'annonce du gel des dépenses de l'État et du non-remplacement de certains départs à la retraite dans la fonction publique sous la pression des amendes prévues par le pacte de stabilité. Les mesures de libéralisation impulsées par Bruxelles obéissent à la même logique du contournement par l'extérieur, du manque de courage politique pour expliquer et appliquer les réformes, quitte à discréditer l'idée européenne. Ce schéma perd du reste de plus en plus son efficacité puisque la France se situe en avant-dernière position pour le respect des délais de transposition alors que le Royaume-Uni, réputé hostile à l'Union, figure au deuxième rang.

Enfin, alors que le secteur privé s'est engagé dans une course contre la montre pour rattraper le retard accumulé dans l'ajustement aux chocs pétroliers des années 1970 puis à la mondialisation, les tentatives opérées pour modifier la régulation du secteur public - par Michel Rocard avec la création de centres des responsabilité en 1988, Alain Juppé avec la réforme des retraites en 1995, Claude Allègre ou Christian Sautter dans les secteurs de l'éducation et des impôts en 1999 - ont systématiquement échoué. Quatre raisons majeures se cumulent pour expliquer ces revers : l'absence d'engagement ferme du chef de l'État ou du Premier ministre pour appuyer les réformes ; le refus de toute réflexion préalable sur la redéfinition des missions de l'État avant d'aborder la question de la réaffectation des moyens ; la volonté de privilégier un dialogue interne entre les responsables politiques et syndicaux, en tenant à distance les leviers extérieurs, et notamment l'opinion ; le caractère technocratique et sectoriel des mesures envisagées qui ont été rapidement contrecarrées par les oppositions corporatistes.

Le contraste entre l'accélération de la chute de la France d'une part, la lenteur et le manque d'ambition des réformes engagées d'autre part s'est spectaculairement accusé depuis 2000, sous l'effet des turbulences économiques créées par le krach boursier, et géopolitiques du fait de la redistribution des cartes stratégiques provoquées par les attentats du 11 septembre 2001. Il a conduit à la catastrophe civique du 21 avril 2002, qui exprimait de manière tragique à la fois la révolte des individus face à la décomposition de l'économie et de la société, la rage des citoyens face au déclassement de la France, l'angoisse d'un peuple dépassé par une histoire qu'il ne comprend plus et un destin qui lui échappe. « Si, en deux cents jours, on n'a pas vraiment changé des éléments, les risques de tension dans la société française seront lourds », déclarait Jean-Pierre Raffarin le 30 mai 2002. Force est de lui donner raison. En un an, les seules réformes politiques significatives - décentralisation et régime des élections régionales et européennes - ont visé non pas à engager la modernisation du pays, mais à flatter la clientèle des élus de l'UMP. Loin d'enclencher une décentralisation effective, qui passait par la réduction des niveaux d'administration, par une définition claire des compétences et les financements, par une réforme parallèle de l'État, la révision constitutionnelle a inscrit dans la loi fondamentale le foisonnement anarchique des collectivités, l'entrelacs des missions, l'opacité des ressources. L'unique résultat en est non pas, comme l'a prétendu contre toute raison le Premier ministre, une chimérique augmentation de la croissance de 1 % mais une spirale de hausses de la fiscalité locale (+ 2,1 % en 2002 dans la continuité de la hausse de 41 % depuis 1990). À défaut de supprimer l'hypothèque de la cohabitation ou de stabiliser l'État de droit, en mettant fin à la vendetta stérile du pouvoir judiciaire avec l'exécutif, le gouvernement n'a jugé utile d'engager sa responsabilité que sur une manipulation des modes de scrutin concernés par les consultations prévues en 2004, dont la logique, qui n'était pas sans rappeler le système des apparentements imaginé par la IVe République aux abois, fut légitimement sanctionnée par le Conseil constitutionnel. Il est totalement illusoire d'espérer contrer le Front national par des manœuvres, faute de le combattre sur le plan des idées et de l'action réformatrices.

Dans le domaine des fonctions régaliennes de l'État, le salutaire effort de rétablissement de l'ordre public a permis d'endiguer la hausse de la délinquance de proximité, mais a connu un spectaculaire coup d'arrêt en Corse. En inscrivant son action dans la continuité des funestes accords Matignon, le gouvernement a commis trois erreurs qui expliquent la sanction du référendum du 6 juillet 2003. D'abord, considérer que la question corse est exemplaire de la décentralisation alors qu'elle relève avant tout du rétablissement de l'ordre public, condition préalable à la pacification et au développement d'une île qui enregistre, bon an mal an, 300 attentats et une trentaine d'assassinats politiques pour 260 000 habitants. Ensuite, nouer une alliance avec les groupes terroristes et mafieux autour de l'échange entre d'une part une garantie de représentation à l'assemblée unique et une dotation de 2 milliards d'euros à répartir entre eux et les élus, et d'autre part une réduction du niveau de la violence. Enfin une question biaisée, qui obligeait les partisans du maintien dans la République à joindre leurs voix à celles des poseurs de bombes, qui n'ont pas manqué de manifester leur dépit par un déchaînement de violences. En réalité, comme pour le référendum d'EDF sur le régime des retraites qui masquait la volonté d'obtenir un blanc-seing sur le changement de statut de l'entreprise et l'ouverture de son capital, l'électorat corse a rétabli le sens de la consultation, en substituant à la question de façade du changement de statut la question réelle de la dévolution de l'île aux nationalistes : le refus de l'assemblée unique est en réalité un vote favorable au maintien dans la République française. Vote qui du même coup a fait éclater l'alliance implicite conclue entre le gouvernement et les groupes violents, débouchant sur une relance des attentats. À travers la Corse se trouvent ainsi directement mises en cause à la fois une méthode de réforme, qui se refuse à poser clairement les problèmes pour chercher à forcer l'adhésion de l'opinion sur des données tronquées, et la place ambiguë réservée au référendum, qui intervient en amont et pour avis, et non pas, comme il est normal, en aval et pour décision.

C'est néanmoins en matière de politique économique et sociale que la stratégie du gouvernement s'est révélée la plus incertaine, se transformant en navigation à vue, au gré des difficultés qui se sont accumulées. La conjonction de prévisions de croissance délibérément biaisées, d'une brutale augmentation des dépenses de l'État (+ 4,5 %), des charges de l'assurance-maladie sous l'effet de la satisfaction intégrale des revendications de professions de santé, de l'indemnisation du chômage avec l'aveuglement devant la dégradation du marché du travail, a conduit le gouvernement à perdre le contrôle des finances publiques en 2002. II a alors tenté d'imposer un improbable gel des dépenses à partir du printemps 2003 sous la menace des sanctions du pacte de stabilité, qui portent potentiellement sur 7,5 milliards d'euros. Loin d'être affectées à l'amélioration de la compétitivité structurelle de l'économie (modernisation de l'État, investissements publics, recherche...), ces dépenses ont été stérilisées en venant simplement abonder des charges de structure. On a déjà évoqué la création à niveau constant de postes de fonctionnaires. L'abandon du non-­remplacement d'un départ en retraite sur deux, prévu dans le projet de loi de finances pour 2004, signe un retrait supplémentaire. L'objectif initial d'une suppression de 30 000 postes a été ramené à 5 000, alors que les sureffectifs de l'État sont estimés à 500 000 personnes.

Deux pans de l'action de l'État sont exemplaires de la confusion présente : l'Éducation et la Défense. L'Éducation nationale absorbe 7 % du PIB, tout en produisant 12 % d'illettrés, en rejetant chaque année 161 000 jeunes privés de toute qualification. La France se classe ainsi au 15e rang sur 32 dans l'OCDE pour les performances en termes de lecture. Depuis 1990, les effectifs du ministère ont progressé de 279 000 personnes, soit une augmentation de 10 %, alors que le nombre d'élèves baissait de 1 million dans le primaire et 200 000 dans le secondaire. Dans le même temps, du fait du pouvoir syndical structuré autour de l'enseignement secondaire, la France demeure le seul pays développé où le coût annuel d'un lycéen est supérieur à celui d'un étudiant (7 880 euros contre 6590). Enfin, les pôles de compétences de l'enseignement public sont en voie d'érosion, ce dont témoigne notamment leur effacement au profit des établissements privés dans la préparation aux concours des grandes écoles : ainsi à Paris, 11 des 15 établissements présentant les meilleurs résultats sont-ils privés, ce qui marque un complet renversement du rapport de forces au détriment du public, laminé par la démagogie pédagogique.

Un nouvel exemple de la dérive du système vers le mode de fonctionnement du Gosplan soviétique a été fourni par le baccalauréat 2003, qui a connu un taux record de réussite presque voisin du « bac 68 » (respectivement 80,1 % et 82,07 %), après deux mois de grève des enseignants. La leçon est claire : soit les résultats aux examens sont inversement proportionnels à la durée des cours, et il est urgent de diminuer les horaires et les effectifs de l'enseignement ; soit la volonté de respecter à tout prix une norme fixée par avance, qui aboutit en régime de croisière à réévaluer à la hausse les résultats des académies dites sensibles, a conduit cette année à un laxisme généralisé qui prive le baccalauréat de toute valeur réelle. Comme le disait crûment Péguy, "quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner, c'est qu'elle a honte".

Face à cette situation de crise, le gouvernement a choisi de supprimer les emplois-jeunes pour créer plusieurs dizaines de milliers de postes d'assistants d'éducation, puis d'annoncer au printemps 2002 30 000 postes supplémentaires (dont 18 000 dans le secondaire contre 14 000 départs en retraite alors que le nombre d'élèves diminuera de 25 000), avant d'annoncer le non-remplacement des départs en retraite dans le budget de 2004, pour finalement décider en juillet de créer 4 000 postes supplémentaires. Entre-temps, 110 000 postes (personnel technique, assistantes sociales, médecins scolaires) ont été décentralisés sans autre logique que de ne pas toucher aux enseignants, mais avec pour conséquence de désorganiser tout l'environnement de la relation éducative, ce qui a entraîné le retrait de cette mesure à la suite des mouvements sociaux du printemps 2003. Deux constats s'imposent : le gouvernement amplifie les déséquilibres et les dysfonctionnements du système éducatif. Car sa démarche épouse la logique syndicale, en s'enfermant dans une logique de moyens qui évite de s'interroger sur les missions et les objectifs de l'Éducation nationale d'une part, les conditions concrètes de fonctionnement des établissements scolaires d'autre part.

De même, l'indispensable relance de l'effort de défense, venant après l'absurde désarmement poursuivi par la gauche plurielle en pleine période de remontée des périls extérieurs, est en partie neutralisée par l'affectation prioritaire des nouveaux investissements à l'outil de dissuasion nucléaire qui représente plus de 18 % de l'effort global. On en a déjà souligné les conséquences matérielles et industrielles ; de surcroît, ces choix prennent mal en compte, les nouveaux risques terroristes, ce qui supposerait une refonte complète de la sécurité du territoire comme de l'articulation entre la sphère de la défense et la société civile. Dans ce domaine également, le refus de moderniser la doctrine de la dissuasion et de redéfinir l'hypothétique schéma d'armée 2015, le flou entretenu sur la défense européenne, la poursuite des investissements à fonds perdus dans des structures industrielles condamnées telles que GIAT ou la DCN conduisent à dilapider des ressources rares. Avec pour résultat que les capacités opérationnelles évoluent dans un sens inversement proportionnel aux dépenses et que le mouvement de départ des officiers et sous-officiers d'avenir s'emballe.

Dans le domaine social, tout a été sacrifié au calendrier lent choisi contre la raison et le bon sens pour la réforme des retraites, dont tous les éléments étaient parfaitement connus en 2002 et à laquelle les esprits, sous le choc des élections, étaient alors acquis. Le choix de différer d'un an l'alignement du secteur public sur le secteur privé ainsi que la généralisation d'un système d'épargne-retraite soutenu par un avantage fiscal a eu trois conséquences : d'abord ouvrir un espace dans lequel se sont engouffrés les corporatismes ; ensuite laisser monter une inquiétude croissante au sein de la population ; enfin multiplier les occasions d'une révision à la baisse des ambitions de la réforme. De la sorte, celles-ci ne comblera qu'un quart de l'impasse financière du système de répartition à l'horizon 2020 (3 milliards d'euros sur un besoin de financement de 15 milliards pour le régime général, et 13 milliards d'euros sur un besoin de financement de 28 milliards pour la fonction publique). Sans compter le problème pendant des régimes spéciaux (33 milliards d'euros de déficit pour 2003). Pour prix d'une mini-réforme, la France s'est offert une méga-crise sociale, indissociable d'une nouvelle tétanie à l'approche des élections de 2004, dont les premiers symptômes sont patents : escamotage de la décentralisation, renonciation à tout changement au sein de l'Éducation nationale, remise à 2005 de la révision du système de santé en dépit de son implosion financière (16 milliards d'euros de déficits cumulés pour 2002 et 2003, 15 à 20 milliards programmés pour 2004), report sine die du changement de statut d'EDF.

Parallèlement, la situation réelle des entreprises et du chômage a été négligée : les mesures gouvernementales ont été orientées vers la satisfaction des revendications catégorielles pour ménager un environnement favorable aux mesures concernant les retraites, et non pas vers le soutien pourtant vital de la conjoncture et des entreprises, prises à la gorge par l'effet de levier de la dette et le coût des 35 heures. La simple suspension de la loi de modernisation sociale, en entretenant une incertitude sur le dispositif ultérieur, a incité les entreprises, compte tenu des délais et des coûts des plans sociaux, à réduire brutalement leurs sureffectifs. Le dé-contingentement des heures supplémentaires dans le seul secteur privé n'a pas résolu la pénurie de main-­d'œuvre qualifiée qui coexiste avec le chômage de masse, tout en entraînant une forte augmentation du travail non qualifié qui mine la compétitivité des entreprises. Pour sa part, le secteur public s'enfonce dans la sous-productivité et la désorganisation, dont le secteur hospitalier constitue une tragique illustration : l'application brutale et autoritaire de la réduction du temps de travail a bloqué le fonctionnement de nombreux services, notamment dans les spécialités les plus techniques et les plus exigeantes (urgences, soins intensifs...), entraînant une baisse immédiate de la qualité des soins et impliquant à terme une désintégration des pôles d'excellence médicaux français, dans un des secteurs clés pour l'économie du XXIe siècle.

Face aux deux stratégies politiques que pouvait dicter l'analyse postérieure au 21 avril, thérapie de choc du type de 1958 ou fuite en avant démagogique du type de 1981, les deux têtes de l'exécutif ont décidé en réalité de ne pas choisir, s'inscrivant dans la continuité des politiques de ni/ni inventées par François Mitterrand. Le gouvernement s'est dédoublé : aux jeunes délinquants, le privilège de la thérapie de choc ; aux clientèles électorales et à la fonction publique, le bénéfice ambigu du placebo avec, sous le prétexte de ne pas bloquer la société, le parti pris de neutraliser ou différer les réformes. L'objectif consiste à durer, plutôt qu'à présider ou à gouverner, avec en guise de principe d'action le dicton quieta non movere.

À l'exemple de Lionel Jospin au chevet de la gauche plurielle, Jean-Pierre Raffarin gouverne au plus près des intérêts de la droite monolithique, sans remédier à la crise qui mine la France et les Français. Le seul service minimum qui fonctionne est celui de l'action gouvernementale, qui se tient pour quitte vis-à-vis des Français avec la reprise en main de l'ordre public et la réforme tronquée des retraites. En réalité, le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin n'est pas celui de la France d'en bas mais bien celui de la France qui tombe.

Quatre erreurs cardinales expliquent cet échec. La première porte sur le diagnostic de la situation du pays, avec une confusion opérée entre 1995 et 2002 : obsédé par le collapsus social du premier septennat de Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin s'est trompé d'époque et de politique, cherchant à corriger sept ans après les fautes du gouvernement d'Alain Juppé. Ce faisant, il commet paradoxalement les mêmes erreurs, en ignorant la crise mondiale comme Alain Juppé était resté aveugle à la reprise, en trahissant le mandat réformateur lancé par les électeurs d'avril 2002 comme Alain Juppé avait délibérément enterré le programme de réduction de la fracture sociale. La deuxième faute consiste à avoir neutralisé la fenêtre stratégique qui s'ouvrait pour le changement au second semestre 2002, pour privilégier la popularité confortable qu'assure le changement des équipes mises au service du statu quo. Or les réformes différées en période favorable font les réformes avortées en période défavorable. La troisième erreur de jugement provient du postulat selon lequel la France serait irréformable, alors que c'est le gouvernement qui est incapable de concevoir et réaliser les réformes. La quatrième et la plus perverse consiste - dans la continuité de l'insistance placée sur l'Union pour effectuer les changements que les responsables politiques n'avaient pas le courage d'expliquer et de faire approuver par les Français avec pour seul effet de ruiner l'idée européenne - à prétendre réformer de manière masquée, larvée.

"Un prince qui a peur est renversable à tout moment", soulignait Napoléon. Comment le gouvernement peut-il convaincre les Français du bien­fondé de réformes qu'il a peur non seulement de réaliser mais même de formuler, au point de susciter la multiplication des mouvements sociaux préventifs dans la fonction publique - des effectifs de l'Éducation nationale aux retraites en passant par les régimes spéciaux - en l'absence de toute transformation concrète ? Comment un gouvernement qui ne sait ni ce qu'il veut, ni où il va pourrait-il triompher des corporatismes qu'il n'a de cesse de relégitimer et qui ont du moins pour eux d'être parfaitement clairs et déterminés dans leur opposition frontale à tout changement ?

La rétractation du politique dans la démagogie et la communication, au triple détriment du projet, de la pédagogie et de l'action, jointe à la montée de l'individualisme, provoque un formidable appel d'air dans lequel s'engouffrent l'extrémisme politique et le nihilisme social. Leo Strauss définissait le nihilisme comme « le désir d'anéantir le monde présent et ses potentialités, un désir qui ne s'accompagne d'aucune conception claire de ce que l'on veut mettre à sa place ». Or le désengagement du politique a pour corollaire une radicalisation des mouvements sociaux qui basculent sans transition des fêtes ritualisées dans une violence désespérée.

Dans les banlieues, des jeunes issus de l'immigration se réclament ouvertement de l'intifada, structurant les cités comme des camps de réfugiés, se définissant comme des résistants face à la police perçue comme une armée d'occupation, s'identifiant de plus en plus aux valeurs et aux principes d'action de mouvements tels le Hamas ou Al-Qaïda. Le dérèglement de l'État-providence est là encore mis à profit par les organisations islamiques radicales pour développer des services de proximité, qui débouchent sur un enrégimentement dans la lutte armée contre l'Occident et les régimes considérés comme ses alliés. Les manifestations hostiles à la réforme des retraites ont vu nombre d'agents publics mimer le comportement des sauvageons dont ils dénoncent volontiers les comportements. Des fonctionnaires, détenteurs de l'autorité publique, ont ainsi impunément repris à leur compte les déviances qui étaient jusqu'alors le triste privilège des agriculteurs et des Corses. Ils ont multiplié les violences, saccagé les équipements publics, défié l'État de droit qu'ils sont censés incarner, récusé toute éthique professionnelle, tels les enseignants de philosophie mimant les autodafés nazis avec les livres du ministre de l'Éducation. De même, les quelque 170 000 journées de grèves alignées chaque année par les cheminots (soit bon an mal an entre le quart et le tiers du total des jours de travail perdus du fait des grèves en France), dans une entreprise qui bénéficie de quelque 6 milliards d'euros de subventions de l'État pour un chiffre d'affaires de 20,1 milliards - auxquels il convient d'ajouter le bénéfice des concours d'un niveau comparable versés à RFF pour l'infrastructure ferroviaire, ont mis à mort le fret ferroviaire et gravement affecté le trafic des voyageurs. Les agents de la SNCF s'affirment comme les premiers fossoyeurs du service public du transport ferroviaire. Cela ne les empêche pas de s'arc-bouter sur des revendications catégorielles déconnectées des réalités économiques : un conducteur de TGV touche en moyenne 75 000 euros nets par an pour 25 heures de travail hebdomadaires, tout en bénéficiant d'une totale gratuité des soins et d'un départ à la retraite à 50 ans !

Dernier épisode en date, le conflit des intermittents du spectacle a marqué un paroxysme au point qu'Ariane Mnouchkine a pu évoquer un « suicide collectif». La violence déchaînée pour obtenir l'annulation des festivals n'a eu d'autre effet que de briser les manifestations culturelles, de ruiner les institutions qui emploient les intermittents et les collectivités qui les soutiennent, de mettre en péril une des déclinaisons tangibles de l'exception culturelle française, de saper les valeurs fondatrices de la création, au premier rang desquelles le respect des artistes et du public. Avec en toile de fond, dans un secteur atomisé qui compte fort peu de syndiqués, la légitimité autoproclamée de la CGT. Pourtant, celle-ci n'a signé aucun des accords ou des avenants qui définissent le régime des intermittents du spectacle. Résultat : personne n'a traité les problèmes très réels du régime de chômage le plus favorable en Europe, qui a vu le nombre d'ayants droit progresser de 50000 à 96 000 en dix ans au terme d'abus multiples - dans lesquels la responsabilité première revient aux sociétés publiques de l'audiovisuel -, et les comptes afficher 124 millions d'euros de recettes pour 952 millions de dépenses. On pourrait à bon droit rapprocher ces manifestations d'extrémisme destructeur des sursauts de rage et de désespoir mêlés devant les gâchis environnementaux qui se surajoutent aux effets de certaines restructurations industrielles pour aboutir à des pratiques de terrorisme social, chez Celatex ou Metaleurop par exemple. Son expression est d'autant plus vive qu'il trouve un pendant et une pseudo-légitimité dans le comportement déviant de certains chefs d'entreprise, dont l'enrichissement personnel - d'Elf à Vivendi en passant par Alstom et Alcatel - est construit sur la liquidation des actifs, des emplois, voire des sociétés dont ils assurent théoriquement la responsabilité.

L'irrésistible ascension aux extrêmes de la violence sociale en France met en jeu des mécanismes et des schémas immuables. D'abord la mobilisation autour de mots d'ordre visant à « tout casser» ou « tout bloquer ». Ensuite le durcissement autour d'un noyau minoritaire qui impose une ligne extrémiste par le recours à l'intimidation et à l'idéalisation des postures de la radicalité, éventuellement contre le vote de la majorité en faveur de la poursuite ou de la reprise du travail. Le refuge dans l'idéologie et dans le culte du rapport de forces au détriment de l'intelligence de la négociation, qui suppose à la fois de redescendre des principes éthérés vers la discussion des enjeux concrets et de rentrer dans la logique démocratique du compromis. L'exaltation de la révolte au détriment de toute proposition alternative autre que le statu quo. L'appel systématique à l'État, non tant pour servir de médiateur ou d'arbitre que pour intervenir comme une poche profonde, sommée de mobiliser les fonds publics au service des intérêts catégoriels et corporatistes. Ainsi ces mouvements, en installant dans les esprits et les mœurs le fait que tout est possible et que tout est permis, bandent-ils en France les ressorts classiques du totalitarisme tel que le définit Hannah Arendt.

Dostoïevski soulignait que "toute société, pour se maintenir et vivre, a besoin absolument de respecter quelqu'un et quelque chose, et surtout que ce soit le fait de tout le monde et non pas de chacun selon sa fantaisie". La France de 2003 se présente comme le pays où, de José Bové aux intermittents du spectacle en passant par les dirigeants dévoyés d'entreprises ruinées et jusqu'au chef de l'État, chacun prétend agir selon sa fantaisie. Seul le destin collectif de la nation réunit cette cohorte, qui se résume en un slogan : No future.

 

 

© Nicolas Baverez, in La France qui tombe, Perrin, 2003

 


 

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La France
qui tombe
"Croissance en berne, 10 % de chômeurs et autant de travailleurs précaires, le record de la fiscalité et des jours de grève en Europe, des réformes ajournées ou réduites au plus petit dénominateur, des prébendes à conserver, une richesse nationale et une audience internationale menacées : la liste pourrait sans peine être allongée du double.
Les beaux esprits de la réforme consensuelle diront que les grandes orgues du déclin français jouent un air connu. Sauf que, cette fois, Nicolas Baverez établit le constat clinique d'un déclassement. En historien, il pointe repères, étapes, degrés et causes. En économiste, il démonte les cercles vicieux de l'incapacité française. En essayiste, il croque l'incapacité des uns, la démagogie des autres et l'aveuglement de beaucoup. Aucun pathos dans ce texte écrit au scalpel : les faits, leur emboîtement et les dangers qu'ils représentent pour notre présent et notre avenir. Impossible de le réduire à un réquisitoire ou à un pamphlet : il nous tend le miroir d'un quart de siècle gaspillé".

[Historien et économiste, Nicolas Baverez est éditorialiste au Point et au Monde]