Une fois ne sera pas coutume : abandonnons un temps les rapports d'inspection datant des débuts de "l'école de Jules Ferry", pour observer une modeste maïeutique primaire (le reste, après tout, n'étant que secondaire) en action, il y a peu d'années...

 

"Au cours moyen, en calcul comme dans toutes les disciplines, l'intuitif est à la base du réfléchi, et les abstractions arithmétiques se greffent sur la représentation du concret : c'est la pratique qui permet de découvrir la théorie"

M. Villin

 

 

La récréation achevée, les rangs s'ébranlaient vers les salles de classe et leurs laborieux exercices. Un rang pourtant ne suivit pas les files soudain silencieuses. C'était la classe du cours moyen, celle que l'inspecteur venait visiter. L'emploi du temps annonçait une leçon d'arithmétique. L'inspecteur attendait que surgît la chaîne d'arpenteur ou le double mètre d'acier souple.


Ce n'était point cela.


"Les huit premiers élèves, sortez des rangs, donnez-vous la main, formez un cercle.. étendez les bras... baissez... ! À vos pieds, je trace des marques à la craie ; il y en a huit... comptons les vides, je les appelle des intervalles... (un mot à retenir), cela en fait huit aussi, autant que d'élèves. Si nous étions 10, 15, on aurait également 10... 15 intervalles. Formez-vous en carré... en losange... est-ce toujours la même chose ?
- Oui ! toujours autant d'intervalles que d'élèves, si notre figure géométrique est fermée
".

Tout cela paraissait tellement évident pour les enfants que certains flairaient un piège.


"Retournez à vos places, retenez que vos marques sont à une distance d'un mètre l'une de l'autre - c'est cette distance que j'ai appelée... ? Transformons-nous en jardiniers... Ce cercle figure une plate-bande de 8 mètres de pourtour ; nous y plantons des fleurs espacées d'un mètre. Il m'en faut ? - huit, autant que d'intervalles. Compliquons un peu : j'espace mes fleurs de 0 m 50. Combien me faut-il de pieds ? Vous hésitez ? Dessinons-les... chaque intervalle se dédouble et j'ai maintenant ? 16 intervalles et 16 pieds".

La leçon s'inscrivait sur le macadam de la cour.


"Qui aurait pu calculer notre réponse ?


- Monsieur, on pouvait multiplier 8 par 0 m 50".

L'erreur était attendue... peut-être même souhaitée.

"Vérifions : 8 X 0,5, cela, fait 4".

D'autres bras se lèvent :


"Monsieur, il faut diviser 8 m par 0 m 50 - nous y voilà - je trouve 16
- mais 16 quoi ?
- 16 intervalles et 16 fleurs - J'ai divisé la longueur totale par la distance entre chaque pied ou intervalle
".

Toutes ces expériences - c'est bien là, le terme propre - avaient pris vingt bonnes minutes - personne ne les avait trouvées longues. Après la rentrée en classe, le maître fit sortir une feuille de papier où était dessiné un carré de 3 cm, pointé tous les centimètres.

"Il représente, dit-il, le plan d'une plate-bande au 1 /100 ; chaque point indique un pied de fleur. J'en veux connaître le nombre : calculez vite le périmètre... !


12 cm... 12 repères pour mes fleurs, autant que d'intervalles, naturellement !


Prenons un autre exemple : les fleurs étant plus petites, je réduis mes intervalles à 0 m 50. Il me faut plus, ou moins de fleurs...?


Plus, bien sûr..! Qui peut calculer tout de suite ?


- 24, oui ! parce que j'ai divisé 12 par 0,5.


Certains hésitent ? Vérifions. Tous les demi-centimètres, 1 pied de fleur : au total, 24. Nous allons énoncer la règle : pour trouver le nombre de pieds, je divise la dimension à planter par la distance entre chaque pied, autrement dit par la longueur de l'intervalle. Répétez.

La classe unanime admit que cette formule valait également si l'on remplaçait les fleurs par des arbres... des poteaux... des barreaux de grille, formule valable aussi pour les perles d'un collier ! (ce qui excita l'imagination des filles). La formule fut écrite au tableau, lue et relue.

Encore 20 minutes bien utilisées.


J'attendais mon homme à l'habituel écueil : le problème avec ses opérations, ses données pratiques complexes, trop éloignées du concret où nous étions engagés. L'épreuve allait commencer pour tous.

"Laissez les livres et les cahiers ; gardez les ardoises ! Prenons un autre exemple : Une piste cycliste mesure 500 m de pourtour. Tous les 2 m on trace un trait de peinture pour servir de repère. Combien a-t-on tracé de traits ? Répétez... réfléchissez... écrivez".

Quelques étourdis ont encore multiplié par 2.

Confusion quasi inévitable mais temporaire entre la distance séparant chaque objet et le nombre d'intervalles (qui est aussi le nombre d'objets).

"Rappelez-vous notre formule de tout à l'heure ! Maintenant, nous pouvons vérifier la réponse : chaque intervalle et son repère font 2 m, je multiplie par 250 — et je retrouve bien mes 500 m de piste".

Notons que cette vérification qui exige le renversement de la formule est une des plus sûres façons d'en assouplir le mécanisme. Au cours moyen 2, on y ferait voir une des propriétés des quotients et des produits.

On calcula ensuite de la même façon le nombre de piquets nécessaires à la pose d'un grillage autour d'un jardin en faisant varier la longueur des intervalles. On classa les données au tableau et l'on put constater que lorsque les distances diminuaient, le nombre d'intervalles et d'objets augmentait — et inversement. Encore une illustration des propriétés de la division (mais n'anticipons pas).

La leçon s'achevait : le texte du problème avait été mis au tableau, on le lut ; mais il était réservé pour la demi-heure de devoir et ne comportait que 2 opérations simples : calcul du nombre de poteaux destinés à la clôture d'un terrain, calcul du prix. N'était-ce point suffisant pour une première leçon ?
L'heure n'avait paru longue à personne, et elle avait été fort bien employée. On avait observé, dessiné, réfléchi ; les enfants avaient calculé, surtout mentalement, parce que les erreurs apparaissent vite et sont vite redressées. Une notion arithmétique avait été abordée et d'abord dans ses aspects les plus réels. C'est après avoir été agie, puis pensée, que cette notion avait pris son expression arithmétique, c'est-à-dire sa forme la plus abstraite. Mais il fallait bien arriver à une formule précise et la confier à la mémoire avant de la concevoir dans ses applications numériques.

Au cours moyen, en calcul comme dans toutes les disciplines, l'intuitif est à la base du réfléchi, et les abstractions arithmétiques se greffent sur la représentation du concret : c'est la pratique qui permet de découvrir la théorie.

 

© M. Villin, in L’Éducation n° 3 du 21 janvier 1980, p. 7

 

À cette date, Marcel Villin était inspecteur de l'enseignement primaire (circonscription de Chartres)

 


 

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