Cela se passait au début de la classe de cinquième. C'était donc quelque part vers octobre 1951. Je le sais ayant eu récemment la bonne fortune de dénicher, dans une brocante, le livre de français dont nous nous servions. Et ce texte est le premier figurant dans l'ouvrage : C.Q.F.D.
Or donc, notre professeur nous donna à apprendre, en récitation, les huit premiers vers de ce poème. Le jour dit, il fit venir un élève au tableau. Il me semble qu'il était externe et se nommait Cognet, ce qui est prémonitoire par rapport à la suite de l'aventure.
Le jeune Cognet, donc, commença la récitation :

 


"Enfants ! aimez les champs, les vallons, les fontaines,"
........................................................
"Enfants ! aimez les champs, les vallons, les fontaines,"
........................................................

Et rien d'autre que ce premier vers, fébrilement répété, ne put sortir de sa bouche, en dépit des efforts méritoires de tous les souffleurs qui tentaient de lui porter secours...

Quoi ? Vous n'avez pas appris votre récitation, tonna le professeur. Le jeune Cognet se mit à trembler :

"Mon Papa je... je... Mon Papa... je... je".

On ne sut jamais ce que Papa Cognet venait faire dans l'histoire ; sans doute son fils avait-il fait appel à lui pour risquer une excuse. Mais on ne le sut pas, car une formidable gifle zébra la joue de notre infortuné condisciple, et mit un terme à l'incident. Contrairement à l'un de ses collègues - le professeur de dessin - l’enseignant de français ne proposait donc pas le choix cornélien : "la gifle ou la consigne ?"...

J'ai ce jour une amicale pensée pour Cognet, dont le souvenir m'est arrivé en feuilletant les premières pages du "Chevaillier-Audiat" de ma lointaine enfance. Ce doit être un vieux Monsieur, aujourd'hui. J'espère qu'il est un grand-père débonnaire et tendre, et qu'il a oublié l'injuste sauvagerie dont il fut victime - nous fûmes tous victimes, un jour ou l'autre, et je songe également à la détestable cérémonie de restitution des copies, à voix haute, avec commentaires acerbes, en commençant la distribution par les plus mauvaises notes... Ou encore à l’ensemble de la classe, prise à témoin pour se moquer d'un malheureux interrogé... Tout à l'opposé du "soyez frères" hugolien, proclamé comme un étendard dans le poème dont il est question ici...
L'enseignant est un sadique léger, écrit Emmanuel Mounier dans son "Traité du caractère". Léger ? Pas tant que ça, et pas toujours, en tout cas...

Et je songe aussi avec colère à tous ceux qui prônent le retour au passé, où tout était - paraît-il - pour le mieux dans le meilleur des mondes...

 

 

Ces vers forment la conclusion d'une pièce dans laquelle Victor Hugo célèbre le jardin qui entourait la "maison des Feuillantines", où il avait passé plusieurs années de son enfance. C'est là que son âme s'était ouverte à l'amour de la nature et à la poésie. Il invite ici tous les enfants à écouter, comme lui, les conseils de cette nature qui élèvera leur âme et la prémunira contre les dangers du monde.

 


Enfants ! aimez les champs, les vallons, les fontaines,
Les chemins que le soir emplit de voix lointaines,
Et l’onde et le sillon, flanc jamais assoupi(1),
Où germe la pensée à côté de l’épi(2).
Prenez-vous par la main et marchez dans les herbes ;
Regardez ceux qui vont liant les blondes gerbes ;
Épelez dans le ciel plein de lettres de feu,
Et, quand un oiseau chante, écoutez parler Dieu.
La vie avec le choc des passions contraires
Vous attend ; soyez bons, soyez vrais, soyez frères ;
Unis contre le monde(3) où l’esprit se corrompt,
Lisez au même livre en vous touchant du front,
Et n’oubliez jamais que l’âme humble et choisie
Faite pour la lumière et pour la poésie,
Que les cœurs où Dieu met des échos sérieux
Pour tous les bruits qu’anime un sens mystérieux,
Dans un cri, dans un son, dans un vague murmure,
Entendent les conseils de toute la nature !

 

Victor HUGO(4), Les rayons et les ombres.

[Le texte présenté dans l'édition Chevaillier-Audiat s'interrompt au vers 12 ("en vous touchant du front")]

 

Notes

 

(1) Dont le travail créateur ne se ralentit jamais.
(2) Le poète veut dire que les forces productrices de la nature sont, pour qui les considère, une source de pensée et de poésie.
(3) La société humaine avec ses passions, opposée à la nature.
(4) Pour les textes de Victor Hugo, nous rappelons à ceux de nos lecteurs qui désireraient un choix plus abondant d'extraits de ce poète, qu'ils peuvent se reporter aux volumes parus dans la Collection des Classiques illustrés Vaubourdelle. Série spéciale Victor Hugo (Éd. Hachette).

 

 

Explication du texte

 

A) LES CONSEILS DE LA NATURE.

 


- 1. Indiquez les vers dans lesquels le poète recommande aux enfants l'amour de la nature.
- 2. Ceux dans lesquels il leur conseille l'union et l'amitié fraternelle.
- 3. Ceux dans lesquels il les invite à contempler le travail des hommes.
- 4. Ceux dans lesquels il les invite à chercher Dieu dans la nature.
- 5. Le vers 7 s'adresse à des écoliers :
* à quel exercice scolaire fait-il allusion ?
* quelles sont ces lettres de feu dont le ciel est plein ?
* comment expliquez-vous cette expression ?
* d'après Victor Hugo, qu'est-ce que lira l'enfant, en épelant cet alphabet céleste ? (rapprochez du v. 8).

 

 

B) EXPRESSION : LANGUE ET STYLE.

 

Un style de poète, où toute pensée s'exprime en images.
- 1. Remarquez que Victor Hugo, au lieu d'employer des termes vagues et généraux, tels que la nature, se sert de mots précis qui font voir les choses : citez des exemples de ce style concret.
- 2. Quelle expression emploie-t-il pour désigner "les travailleurs de la terre" ?
Quel est l'avantage de l'expression dont il se sert ?
- 3. Relevez les images à l'aide desquelles il exprime l'union fraternelle qu'il recommande aux enfants (v. 5 ; v. 12).

 

 

[On ne manquera pas de remarquer que la plupart des commentaires magistraux, en principe faits pour faciliter et/ou guider la lecture de pré-adolescents de douze ans, devaient passer très au-dessus des chères têtes blondes : son âme s'était ouverte... la nature élèvera leur âme... les forces productrices de la nature... chercher Dieu dans la nature... l'union fraternelle...
sauf à compter, pour les plus favorisés, sur l'aide constante de parents aussi instruits qu’attentifs...

 

J.R. Chevaillier, P.Audiat, E. Aumeunier, in Les nouveaux textes français, classe de cinquième (Librairie Hachette, 1941, pp. 1-2)

La gravure placée sur la couverture de ce volume reproduit le portrait de Jean de La Fontaine par François de Troy (XVIIe siècle. Bibliothèque publique et universitaire, Genève)