Cette leçon de vocabulaire prend appui sur une partie d'un beau texte appartenant à la catégorie "Noël" (et visible seulement durant ce que je nomme la période "Avent", du 4 décembre d'une année au 3 février de l'année suivante). Consacrée aux Noëls d'antan, la dite partie a pour auteur le capitaine Jubelin évoquant les Noëls de son enfance, alors qu'il se trouve personnellement dans une situation particulièrement critique.
Elle peut être l'objet, en classe de CM2 ou de 6e, d'un travail s'appuyant sur des suggestions que j'extrais partiellement d'un "Livre du Maître" publié en chez Bordas.

 

"Je parlais à Jean Arnoux de nos Noëls de Provence, de nos crèches et de nos santons enluminés, de nos villages perdus au fond des montagnes arides et dont les rues, ce soir-là, par des nuits lumineuses où souvent souffle le mistral, se repeuplent au son des cloches qui appellent à la messe de minuit".

Capitaine A. Jubelin

 

 

Texte d'étude

 

Nous prîmes la mer le vendredi 13 décembre 1940 sur le Sarpedon, un Blue-Funnel.

Nous proposâmes nos services pour renforcer la couronne de veille. Nous prenions le quart ensemble, deux fois par jour.

Notre navigation restait sans histoire. Nos esprits étaient trop préoccupés du sort qui nous attendait pour nous mêler aux jeux puérils de cette colonie anglaise qui rentrait à la maison, après quatre ans de séjour aux Indes. Une seule figure pittoresque nous amusait : un colonel de Gourkas qui jouait si mal au bridge que nous misions à coup sûr, à chaque impasse, sur la bêtise qu'il allait faire.

Un unique souvenir se dégage avec un relief intense, celui du 24 décembre au milieu de l'océan Indien.

Nuit de Noël 1940 !

Nous avions pris le quart sur la teugue à minuit. Tous feux éteints, notre navire laissait échapper des relents de musique de danse qui nous arrivaient assourdis, assez lointains pour ne pas briser l'harmonie du monde extérieur. L'étrave froissait l'eau calme avec un bruissement soyeux et faisait naître de grands échos phosphorescents. À notre approche, un marsouin traçait parfois, dans la mer obscure, un chemin plein de fantaisie.

Nous nous étions tus, émus. Soudain, les bouffées de souvenirs des Noëls anciens remontaient avec une douloureuse insistance. Je parlais. Je parlais à Jean Arnoux de nos Noëls de Provence, de nos crèches et de nos santons enluminés, de nos villages perdus au fond des montagnes arides et dont les rues, ce soir-là, par des nuits lumineuses où souvent souffle le mistral, se repeuplent au son des cloches qui appellent à la messe de minuit.

Je lui parlais des arbres de Noël de mon enfance et de notre retour de l'église, par les venelles où le vent s'engouffrait en faisant tournoyer de grandes spirales de poussière. Nous courions vite vers la maison retrouver mon père impotent. La crèche vivait dans son coin et l'unique bougie, près de l'étable, faisait à chaque santon une ombre imposante.

Il y avait les Noëls où grand-père était encore là. Alors, le pin étincelait de fanaux, de mica, de papier d'argent. Les jouets multicolores se balançaient à des rubans bleus ou roses, et chaque année était posé contre le tronc un gros livre de Jules Verne, avec sa reliure rouge et or et sa large tranche dorée.

Puis, il y avait eu les Noëls pauvres. Grand-père n'était plus. Dans la maison modeste naissait un regain de tendresse au moment où nous nous retrouvions près du feu. On mettait sur la table les treize desserts traditionnels. La dureté de chaque jour préservait notre amour mutuel. Et ce soir-là, avec ma sœur, nous allions chercher double ration sur la route de branches mortes que le mistral cassait, pour prolonger la veillée heureuse devant la flamme claire de l'âtre.

Papa, infirme, avait empreint toute ma jeunesse de sa douce philosophie, et maman, courageuse, ne mesurant plus ses sacrifices, nous donnait le plus grand bonheur malgré notre pauvreté.

Une émotion me gagnait qu'il détourna avec discrétion. Les étoiles scintillaient, la hauteur de nos sensations était telle, ce soir où le ciel semblait plein de vibrations et d'anonymes messages, que nous en vînmes à parler de l'Univers.

Jamais, emporté sur une aile plus légère, ne suis-je allé si loin avec, soudain, ce déclenchement, ce vrai malaise physique qui semble pourtant au-delà des sensations et qui creuse le fossé entre humain et divin.

Quand, à trois heures, nous regagnâmes notre cabine, la musique continuait de sourdre comme celle d'un mauvais lieu. Mais nous restions éblouis de rêves.

[Extrait de André Jubelin, Marin de métier - Pilote de fortune, Éditions France-Empire, 1951

 

 

I. Entrée dans l’activité, et explicitation

 

 

Situation du passage :

 

Au sujet de ce texte, le Livre du Maître de Fournier/Bastide (Bordas) note dès l'abord :

"Évocations rendues plus émouvantes par le contraste avec la situation particulière du narrateur"

Il convient donc de bien situer le passage, les enfants et pré-adolescents d'aujourd'hui n'ayant, au mieux, qu'une très vague idée de ce que fut "mai 40" et sa suite...

Mais dès l'abord, on ne perdra de vue que nous sommes en présence d'un texte relativement "difficile" : s'agissant de la partie "mots pleins" (par opposition aux mots-outils) qui comprend, avant toute lemmatisation, 241 occurrences, 84 % de ces occurrences sont des hapax (203/241) ! Dans le détail, on a 28 % des occurrences hors base Dubois-Buyse, mais aussi 5,3 % relevant du niveau CP, 10 % CE1, 16,3 % CE2, 21,6 % CM1 et 18,8 % CE2. Naturellement maîtrise de l'orthographe et maîtrise du lexique ne sont pas superposables, d'une part ; et par ailleurs, au-delà de tous les sens figurés, que dire des nombreux passés simples, aujourd'hui "écartés" de l'enseignement - mais tellement parlants, comme s'opposant aux imparfaits duratifs pour ne pas parler des plus-que-parfaits (nous prîmes la mer... nous prenions le quart... nous avions pris le quart...)...

On échangera donc, avec les élèves, au sujet de la "situation particulière" de l'auteur, jeune officier de marine (34 ans) ayant décidé de son propre chef de reprendre le combat contre les nazis, en dépit de la situation d'armistice décidée par le gouvernement de la France (l’État français, plus exactement).

Surpris par la déclaration de guerre en Extrême-Orient, le jeune capitaine Jubelin se trouve en baie d'Along [à situer avec les élèves !] lors de l'armistice de juin 40. Il cherche dès lors à retourner au combat, semant ceux qui sont chargés de l'empêcher de partir. Sur un poussif appareil d'école, le Pélican, il décolle de Saïgon le 4 novembre 40 pour atterrir, après quelque dix heures d'affilée de pilotage, en Malaisie (sur l'aérodrome de Khota-Bharu, capitale de l'État du Kelantan), grâce, en cours de route, à un ravitaillement en vol plus qu'acrobatique... Éminent, émouvant paradoxe que ce Noël d'exilé, célébré en un locus amoenus comme disaient les Anciens, au beau milieu de la furie guerrière des hommes.

 

Explication de quelques mots ou expressions :

 

 Teugue : sorte de cabine à l'avant du navire. Jean Arnoux : compagnon d'évasion d'André Jubelin

Relent : mauvais goût, mauvaise odeur. L'image convient, car cette musique paraît alors désagréable. - Impression de calme.

Nous nous étions tus, émus... douloureuse insistance : les deux hommes pensent qu'ils sont loin des leurs pour cette veillée de Noël, et ne peuvent chasser ces souvenirs qui leur font mal.

"Il y avait les Noëls où grand-père était encore là... tranche dorée" : Impression de bonheur matériel : tout reluit, étincelle (s'oppose au § suivant).

Image : on s'aime davantage ("Regain de tendresse... La dureté de chaque jour préservait notre amour mutuel"). Devant le malheur, tous les membres de la famille se sentent plus solidaires encore.

"Une émotion me gagnait qu'il détourna avec discrétion". L'auteur souffre davantage de la situation présente. Son compagnon d'évasion Jean Arnoux essaie de l'arracher à ce "cafard" [Discrétion : retenue dans les paroles et la manifestation des sentiments].

 

 

II. Quelques pistes pour l'exploitation

 

Enluminé - lumineux - famille de mots :

 

[Cf. dans la leçon de vocabulaire "Premiers froids", l'étoile de allumer]

 

Allumer, lumineux, enluminure, lumignon...

 

Variations de la forme du préfixe im/in/ir/il :

 

Importer, immigrer, inclus, infiltration, inhumer, inflammable.- Imparfait, illégal, irrégulier, insuccès, ininflammable.

 

Les verbes pronominaux :

 

La question de la forme pronominale n'est pas particulièrement aisée à trancher (surtout en CM2-6e).
Définition basique : un verbe est dit pronominal lorsqu'il est accompagné d'un pronom (me, te, se, nous, vous) représentant la même personne que le sujet (Bonnard-Rouault, Livre unique de Français, SUDEL, 1952, p. 308).
On retiendra la distinction entre les verbes essentiellement pronominaux (qui n'existent pas en tant que transitifs, donc non précédés du "se"...), relativement rares, et les autres, de sens réfléchi, réciproque, passif, pas toujours évidents à faire entrer dans des cases...


se dégage (souvenir).......réfléchi
se repeuplent (rues)........ passif
s'engouffrait (vent)........... réfléchi
se balançaient (jouets)..... passif

 

Le passif :

 

Était préservé, avait été emprunté (par Papa), j'étais gagné, fut détournée (le sujet devient complément d'agent).

 

Narration

Raconte ton plus beau souvenir de Noël

 

Rapporter le plus beau souvenir impose d'indiquer très rapidement quelques comparaisons avec d'autres occasions. Cela demande aussi d'expliquer en quoi ce souvenir précis dépasse tous les autres en valeur. C'est donc l'exposé des causes de cette joie particulière qui devrait prendre le plus de place dans le développement. Les meilleurs devoirs seront peut-être ceux qui exposeront les joies venues des sources les plus simples. Quel meilleur exemple pourrait les rappeler à nos élèves que celui donné par M. Guéhenno ?

 

L'ORANGE DE NOËL

 

Noël, dans mon enfance, c'était le jour où on me donnait une orange, et c'était un grand événement. Sous la forme de cette pomme d'or, parfaite et brillante, je pensais tenir dans mes mains le bonheur du monde. [...] Vers les onze heures, ma mère me donnait quelques sous et m'envoyait acheter une orange et une demi-livre de chocolats mélangés. Et fais bien attention ! me disait-elle. Demande qu'on t'en donne à la crème blanche. Ils sont bien meilleurs. [..] Je sautais de vitrine en vitrine. Car on pense bien que je ne dilapidais pas sans réflexion cette fortune que je serrais dans ma main fermée. Je réfléchissais, j'examinais, je calculais. Mon trésor ne devait payer que la plus belle orange.

[Et voici la suite...]

Je bondissais chez Fichepoil, courais chez Ealet, revenais encore chez Fichepoil. Qui dira ce que peut être dans un enfant l'intensité du désir et sa certitude de toucher bientôt au bonheur ? C'est ce désir et cette certitude qui ne doivent pas être trompés, et un Dieu naissait cette nuit-là précisément pour les combler.

Je revenais un peu avant minuit portant dans une main une admirable orange enveloppée d'un papier de soie, dans l'autre un sac de chocolats à faveur rose. Alors c'était toujours la même cérémonie : je faisais le tour de la société et distribuais à chacun un chocolat qu'il grignotait du bout des dents, et c'étaient des cris quand quelqu'un avait découvert à l'intérieur la fameuse crème blanche. Ma mère en pâlissait d'envie.

Après cette orgie, les femmes et les enfants s'en allaient à la messe pour assister à la naissance d'un Dieu. Ah ! je savais très bien à quel moment cela se passait et où. Cela se passait derrière moi, du côté des orgues, dans la tribune vers laquelle je n'osais tourner les yeux. Et, en effet, je sentais soudain mes cheveux se dresser sur ma tête, tout comme aux premières mesures de la Marseillaise, et j'entendais tomber sur moi la voix grave et tremblante d'un chantre à barbe noire que je connaissais pour l'avoir quelquefois aperçu dans la rue et qui, en cet instant, s'écriait : "Minuit, Chrétiens, c'est l'heure solennelle où l'Homme-Dieu…" Il n'y avait pas à en douter : la gésine du Monde venait de finir et nous allions enfin commencer de respirer. Quand, par la suite, je rencontrais le chantre à barbe noire, j'étais envahi par la peur et le respect, à l'idée qu'il était ainsi chaque année le héraut d'un Dieu et de notre joie.

Et puis, après une visite à la crèche, dans une chapelle retirée où je contemplais, au-delà d'une rampe de chandelles, le divin enfançon entre Joseph et Marie, le bœuf et l'âne, au-dessous d'une étoile en papier doré qui, sur des sentiers de mousse, guidait les bergers et les mages, nous rentrions à la maison. Le feu était éteint déjà, la fête finie. Il fallait vite aller dormir. Je regardais ma belle orange. Et voici ce qui, rituellement, arrivait : ma mère la tirait de son papier de soie ; tous deux nous en admirions la grosseur, la rondeur, l'éclat ; je prenais dans le buffet un de ces beaux verres à pied en cristal qu'on achetait alors dans les foires, et comme il y en avait deux ou trois, en ce temps-là, en Bretagne, dans presque toutes les maisons ouvrières, mais dont, bien entendu, on ne se servait jamais pour boire, je le renversais, le mettais à droite, au bout de la cheminée, et ma mère posait dessus la belle orange. La pomme d'or prenait ainsi sa place parmi tous nos fétiches, tout près du petit Christ d'argent cloué sur sa croix de buis et de la petite Vierge en faïence, entre le moulin à café et la boîte à sel. Pendant des mois, elle nous assurait par ses belles couleurs que le bonheur et la beauté étaient de ce monde. Quelquefois je la palpais, je la tâtais. Il m'arrivait d'insinuer qu'elle serait bientôt trop mûre.

- Attendons encore ! répondait ma mère. Quand nous l'aurons mangée, qu'est-ce qui nous restera ?

Nous attendions. En avril ou mai, il fallait la jeter, parce qu'elle était gâtée. Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais mangé l'orange de Noël.

Depuis ce temps-là, le mystère de la nuit de Noël n'a fait pour moi que se compliquer et s'obscurcir. J'ai lu toutes sortes de livres sur cet Enfant-Dieu dont jadis je surveillais naïvement la naissance. Je garde sur lui, désormais, l'idée qu'en avait sainte Anne, sa grand-mère, qui dans un poème du Moyen Âge, en parle, comme toutes les grand-mères parlent de leurs petits-enfants :


C'est le plus beau modèle d'homme
Qui jamais de mère naquit.

J'ai appris aussi que c'est cette nuit-là que le vieux soleil se renouvelle, Sol novus, sol invictus, et qu'il recommence de fournir chaque jour de plus longues courses pour que la terre recommence de fleurir. J'ai vénéré en Jésus l'un des maîtres de la joie. Mais toujours, dans ma pensée, la nuit de Noël devra sa grandeur à ces souvenirs que j'ai rapportés, et il m'arrive encore de songer au bonheur comme à une belle orange de Noël qu'il faudrait partager entre tous les hommes pour que réellement ils la mangent.

[in J. Guéhenno, Changer la vie, mon enfance et ma jeunesse (Grasset, les Cahiers verts, 1961), pp. 94-99]

 

 

 

 

© Jean Fournier, Maurice Bastide, Français, Classe de 6e. Initiation littéraire, Bordas, Collection Lagarde & Michard, 1960, Livre du maître, pp. 103-105

 

 

© Capitaine de Vaisseau André Jubelin (1906-1986), Marin de métier - Pilote de fortune, Éditions France-Empire, 1951 [Extraits du chapitre Intermèdes, pp. 39-43]
Et Jean Fournier, Maurice Bastide, Français, Classe de 6e. Initiation littéraire, Bordas, Collection Lagarde & Michard, 1960, Livre du maître, pp. 103-105

 


 

 

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