Une copie de français présentée au concours général de 1957. Une excellence aujourd'hui inatteignable, et même impensable. Les "humanités" d'antan, quoi !

 

"Je découvris enfin l'idéal, pour qui cherche une sorte de "doctrine" du bonheur. Cette vie de grande personne, rude et belle, que je compte vivre un jour, il ne m'a jamais fallu calmer l'impatience de la connaître. Je me sentais faible, désarmée, trop peu digne de la revêtir".

 

 

Le premier prix de français du Concours général

 

Nous publions ci-dessous la copie de Mademoiselle Hélène Laventure qui a obtenu le premier prix. Cette lauréate est élève de première moderne au lycée de Bordeaux. Rappelons que le sujet proposé était le suivant :
"Dans la lecture des ouvrages d'imagination que vous aimez (romans, contes, théâtre, poésie), cherchez-vous une évasion ou une expérience ? Leur demandez-vous de construire pour vous, en marge de la vie, un fragile univers de rêve, ou de vous initier à cette vie, souvent trop brutale et triste, mais vraie, dont vous avez le pressentiment et peut-être l'impatience ?"

 

 

Il était un Anglais qui, déçu par la vie, se demanda un jour quels intérêts, quels plaisirs, pouvaient bien le retenir sur cette terre si avare de joies. Travail, voyages, amitié, tout lui semblait également vain, et il sombrait déjà dans ce morne désespoir qui précède le suicide lorsqu'il pensa soudain : la lecture ! Mais c'était elle, la passion salvatrice qui l'arracherait à ce fatal désir de néant, comme elle l'en avait toujours préservé, sans qu'il en eût conscience. C'était en elle qu'il avait trouvé le refuge contre tous les accablements d'un monde inhumain et d'une âme dont la vie n'était que : "passion, tumulte, tumulte, un étonnant mélange de beauté et de bassesse".

Cet homme fut découvert par un écrivain français, Valery Larbaud, qui composa tout un livre des avantages, pensées et réflexions offerts ou suscités par cette existence factice, qui trouve sa nourriture dans la seule évasion. À ce livre, il donna un titre étrange, lourd comme une fumée, étrange et troublant comme un esprit que hante l'alcool ou l'opium : "Ce vice impuni, la lecture"...

À ce vice insoupçonné, je fus bien près de succomber dès l'enfance. Immobilisée par de multiples affections pendant de longues années, je connus tôt l'ennui et ce désir avide :


"Fuir là-bas, fuir ; je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux
".

Pour une malade maintenue dans une chambre exiguë, l'attrait du "prince des nuées" est puissant. Les poètes de la bibliothèque paternelle ne tardèrent donc point à venir s'éparpiller sur les couvertures tourmentées. Ce fut un ravissement. Après Herzog, Paul-Émile Victor et Gheerbrand, je découvrais des hommes chez qui l'action se résumait en aspirations, et cette similitude me faisait apprécier d'autant plus ce cri vers la libération :


"Heureux celui qui peut, d'une aile vigoureuse,
S'élancer vers les champs lumineux et sereins
". (Baudelaire, Élévation)

Avec eux, je découvrais la mer, l'espace, la mâle joie des "Conquérants" qui :


"… penchés à l'avant des blanches caravelles
… regardaient monter dans un ciel ignoré
Du fond de l'océan des étoiles nouvelles
". (Heredia)

J'imaginais tout un monde de parfums, de sensations, d'associations. La chevelure, Le flacon, éveillaient en moi une farouche envie de connaître ces îles :


"Divinités par la rose et le sel
Et les premiers jouets de la jeune lumière
" (P. Valéry),


ces étés semblables à une "roche d'air pur", et la mer surtout, cette mer qu'à mon étonnement "Midi le juste" composait de feux... Connaître une autre vie, d'autres perspectives, par l'entremise des poètes est une expérience terrible ; plus tard, les pays lointains ne sont jamais que des prétextes à "L'invitation au voyage", l'aube ne peut être qu' "exaltée ainsi qu'un peuple de colombes", et le chant des matelots ressuscite invariablement le "Mais ô mon cœur, entends…" de Mallarmé. Ces réminiscences sont parfois d'un très heureux effet, suivant qu'elles nous assaillent sous un soleil au zénith provençal ou dans une délicieuse crique des îles Baléares. Mais tout aussi souvent le souvenir ne correspond pas à la réalité. La déception est d'autant plus cruelle lorsqu'il s'agit d'un brusque retour d'une "vie antérieure" à sa façon, ou plutôt à la façon de Baudelaire ou de Gérard de Nerval, à la vie de tous les jours :

"La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles" (Verlaine),
si elle est une "œuvre de choix qui veut beaucoup d'amour",
nous sommes alors incapables de la considérer ainsi. Combien je lui préférais, pour ma part, celle qui réalisait cette conception :

"Homme libre, toujours tu chériras la mer".

Mais mes "vies" antérieures ou futures étaient sans nul doute empreintes d'une fantaisie inavouable. Qui donc penserait à faire d'une fille un marin ?

C'est ainsi que je m'étais enfoncée dans un univers magnifique, plein de sons, de couleurs, de résonances inaccoutumées, mais fort peu adapté à mon existence propre. Toutes proportions gardées, cela me semble maintenant aussi ridicule que les germes de génie qui habitent certains personnages de Gide — eux-mêmes logés dans des mansardes sordides où une "plaque de métal" reflète la lumière d'une ruelle malsaine... Ce n'est point ce génie lui-même, macéré dans l'atmosphère lourde des immeubles pauvres et populeux, qui me semble injuste et grotesque, mais cette opposition trop criante entre l'âme du jeune ami d' "Olivier", par exemple, et la misère malpropre de ce réduit de pension où on l'a relégué.

Je m'étais donc créé un monde à part, où je ne connaissais en fait de tristesse qu'un certain "spleen" où :


"De longs corbillards sans tambours ni musique
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir
Vaincu, pleure, et l'angoisse atroce, despotique
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir
" (Baudelaire),


sorte de mélancolie très profonde et belle, mais peu adaptée à une personne qui n'a point encore vécu.

C'est alors que je fus tirée d'une nouvelle forme d'ennui par ma mère, dont la tendre vigilance veillait. Le dimanche matin vit donc "Jean Santeuil" installé au bout de mon lit, et les clochers de Martinville éveillaient sans doute ceux de mon village, qui ne manquaient jamais d'égrener leur chanson pendant la lecture. Proust fut une révélation. Une similitude de situation me le fit aimer dès l'abord ; et ses "impressions bienheureuses", la madeleine trempée dans le tilleul, la branche d'épine rose, les lilas de Combray, la petite phrase de la sonate de Vinteuil, m'incitèrent toujours à une sorte de communion avec lui. C'était le retour à la vie réelle.

Cette vie que j'aimai bientôt bien plus que tout autre, je la trouvai, pleine de fraîcheur, de poésie, de délicieux matins et de si subtiles naïvetés, chez Katherine Mansfield, dont Le Nid de colombes me révéla le ravissant talent. Avec Virginia Woolf, je redécouvrais l'attrait de l'eau ; mais Les Vagues, La Promenade au phare me donnèrent tant d'occasions de réfléchir, de "penser", d'analyser moi aussi des impressions diverses que je pris goût à cette sorte d'exercice. Dès lors, je réclamai des romans "à idées". Parole bizarre et vague qui trouva sa justification d'abord avec Tolstoï dont La Guerre et la Paix me satisfit parfaitement, puis avec Dostoïevski. Si dans La Guerre, j'avais trouvé des idées, des personnages bien vivants et des existences riches et complexes, comme je les aimais, et les aime toujours, je pris dans la lecture, plus difficile, de Crime et Châtiment, puis de L'Idiot, un plaisir intense.

La vitalité et l'étrangeté de certains personnages me captivèrent. L'analyse de l'interrogatoire dans le "crime", le clin d'œil, signe dérisoire qui décide de toutes les réactions, du déroulement de toute l'action, me semblèrent d'une vérité humaine stupéfiante. Dostoïevski me révéla l'humanité, et avec lui je compris vraiment le sens de ce mot de Malraux : "Toute psychologie est la recherche d'une fatalité intérieure".

Cette fatalité, je la trouvai, implacable, cuisante, dans le personnage de l'Idiot. J'aimai, j'admirai profondément sa naïve bonté, son âme d'enfant dont on aurait dû "déplisser minutieusement la soie" (V. Woolf), cette âme éclose au même soleil, dans la même atmosphère pure que ces fleurs de Suisse qu'il s'était plu à chercher. Le problème humain que représentait ce livre vraiment "beau", je le retrouvai avec plaisir dans les pièces de Tchékhov que je me mis à lire. La Mouette, La Cerisaie, m'apparurent des chefs d'œuvre, et momentanément je reniai Giraudoux dont La guerre de Troie n'aura pas lieu m'avait tant divertie, Giraudoux que son Intermezzo m'avait fait placer au sommet des auteurs dramatiques... que je connaissais ! Tchékhov les supplanta dans mon admiration, comme Dostoïevski avait "détrôné" le Tourgueniev et le Pouchkine de ma première jeunesse. Pourtant, les Eaux printanières de l'un comme les Contes de l'autre, m'avaient émerveillée. Mais comment défendre la poésie — et même la morale — d'un conte comme Le petit poisson d'or ou Le chevalier de bronze lorsqu'on est en face de la vie d'un Dostoïevski ou d'un Rilke ?

Car ce dernier m'apporta aussi la peinture d’une personnalité étrange. D'abord, je n'aimai pas ses idées bizarres, et la mort de "Christoph Detlev Brigge" me parut effrayante. Mais je découvris bientôt la sensibilité, les problèmes d'un homme "vrai", d'un homme qui, à vingt-huit ans, se pose des questions qui accableraient un être que quarante années de certitudes auraient aguerri contre la vie et ses problèmes.

La brutalité, la laideur des choses de chaque jour, de sa misère, qui le fait accepter comme un complice des mendiants de la rue, de cette existence pénible d'étranger pauvre, inconnu et sans assurance, qu'il subit, toutes ces sordides caractéristiques du génie méconnu le conduisent à un pessimisme joyeux. Cette attitude d'un homme rempli de talents en face d'une vie âpre est, dans sa touchante simplicité, d'une haute valeur "éducative". Rien ne l'autorise à espérer, à être heureux, ni même à être sûr de rien ; cependant il sent son espoir renaître en voyant un homme, simplement parce que sa démarche a une "légèreté inaccoutumée" et semble se souvenir d'une autre démarche. La béquille que l'inconnu lance légèrement devant lui, à chaque pas, "comme un caducée" lui semble un gage de bonheur futur et un droit d'attendre des jours meilleurs. La femme assise sur son seuil, le visage pressé si fort dans ses paumes qu'elle semble vouloir s'y anéantir, au lieu de lui suggérer un désarroi, une douleur inconsolable, suscite à son esprit l'image d'un visage sans peau, celle-ci étant restée collée aux mains, à l'envers... et l’idée l'amuse, il sourit. C’est à son instar que j'ai souvent, ainsi, cherché à m'évader d’une vision et d'un fait réels et à découvrir un sens caché, rassurant ou drôle, à ces réalités déplaisantes. L'expérience d'un homme qui veut être heureux ne peut qu'apporter le bonheur à ceux qui l'imitent. Par une sorte de "déterminisme", l'homme qui doit être heureux le devient par sa volonté, alors que tout concourt à enrayer le destin ; mais, comme les étoiles, dont "chacune choisit sa route selon qu'elle "devait " la suivre ; ce qu'elle doit, il faut qu'elle le veuille ; et cette route, qui nous semble fatale, est à chacune sa préférée" (Hymne, Gide), la route de l‘être qui veut son bonheur, si dure soit-elle, lui semble "sa préférée" parce qu'il l'a choisie et parce que par elle il gagnera la récompense.

Ce déterminisme me plut, et l'enseignement de Rilke. Mais je découvris enfin l'idéal, pour qui cherche une sorte de "doctrine" du bonheur. Cette vie de grande personne, rude et belle, que je compte vivre un jour, il ne m'a jamais fallu calmer l'impatience de la connaître. Je me sentais faible, désarmée, trop peu digne de la revêtir. Gide vint. Après Les Faux Monnayeurs, Les Caves du Vatican et Si le grain ne meurt, que je lus avec plaisir, je trouvai Les Nourritures terrestres. Je les "appris" ; et prenant à la lettre le premier "avertissement au lecteur" : "Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, puis à tout le reste plus qu'à toi", je sentis bientôt un immense intérêt dans le fait même de vivre. Je sus bientôt mettre "l'importance dans mon regard et non dans la chose regardée" : je trouvai beaucoup plus de beauté, autour de moi. Je m'attachai à vivre "uniquement", chaque moment "essentiellement irremplaçable" de ma vie ; même les instants où la tristesse, la brutalité même, dominent, il ne faut point les négliger. De les avoir vécus avec force et volonté nous procure une expérience toujours utile pour la vie future. Je me concentrai donc sur ma vie, et considérai "chaque soir comme si le jour y devait mourir ; chaque matin comme si toute chose y naissait". Je m'appliquai à trouver dans ce qui m'entourait, dans ce qui advenait, une "vision nouvelle", car "le sage est celui qui s'étonne de tout"... Je m'appliquai à ne désirer que ce qui venait à moi, à attendre une autre joie que celle que j'escomptais car : "Ne prépare pas tes joies, ou sache qu'en son lieu préparé te surprendra une joie autre".

Et lorsqu'un échec semblait vouloir bouleverser le cours des choses, j'attendais avec confiance le bonheur dont le "tant pis" que je lançais contenait — je le savais — "de grandes promesses".

Je crois ainsi posséder des droits au bonheur. Cette vie âpre parfois, triste, je veux la voir avec la vision constante d'une joie ultérieure, avec l'espoir toujours renouvelé de gagner la paix, — la sérénité tout au moins — "du moyeu de la roue qui tourne" (Ch. Morgan, Fontaine). si je ne peux conquérir la joie de vivre. À cette joie, je crois pouvoir prétendre, cependant ; car, comme à Nathanaël, Gide m'a "enseigné la ferveur" ; et c'est cette foi, cette confiance, cet enthousiasme qui, je crois, sont les vrais gages du bonheur.

Quant à faire de soi "le plus irremplaçable des êtres", formule magnifique qui a l'éclat d'un joyau inaccessible, je ne désespère point d'y réussir à peu près un jour !

Dans ces conditions, comment pourrait-on craindre l'avenir ? Sans leurres, sans trop de faux espoirs, je crois pouvoir souhaiter m'immiscer à cette vie "vraie" de majeur, à cette vie dont j'aime la peinture et dont je compte tout autant aimer le "naturel". Car je possède un peu la confiance de celui qui affirmait : "Mais plutôt les sources seront où les feront couler nos désirs" (Gide).

Formule "ruisselante" d'espoir, et que je veux "vraie", puisque je n'ai pas craint d'écarter la trop tentante — mais souvent irréelle — poésie, pour me heurter à un monde plus réaliste, dont j'essaierai de dissimuler la massive laideur comme les arêtes trop vives, derrière une poésie que j'aurai, moi, voulue et trouvée...

 

 

 

© Copie d'Hélène L., empruntée à  L’Éducation nationale, 13e année, n° 22 du 13 juin 1957, pp. 9-11

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

Le premier prix de français du Concours général, 1957 : rapide commentaire...

 

En présence d'une telle copie, on reste confondu devant tant de maîtrise - de belle maîtrise - du sujet proposé.

Si l'on en reste d'abord à la surface des choses, on note que les trois quarts des mots pleins de l'intitulé (tous des hapax, à part vie, rencontré deux fois) se retrouvent sous la plume de la jeune lauréate, ce qui certes est anecdotique ; au vrai, le déroulement de la dissertation développe de façon magistrale l'esprit même du sujet.

Et je n'ai pu m'empêcher de comparer l'adolescent que je fus, à la même époque - Hélène et moi sommes presque rigoureusement conscrits - et les connaissances qui étaient alors les miennes par rapport aux siennes... quand bien même j'avais alors lu - sans m'y arrêter vraiment - les Nourritures terrestres et surtout Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, le roman de Rainer Maria Rilke... pour la bonne et terre à terre raison qu'ils avaient tous deux fait l'objet d'une publication dans la Guilde (lausannoise) du Livre (l'ouvrage de Rilke, dans la traduction de Maurice Betz), association depuis fort longtemps disparue, à laquelle j'étais attaché avec ferveur (c'était aussi l'époque de la Bibliothèque mondiale...).

Enfin, il convient aussi de mentionner le caractère fabuleux de la mémoire dont fait preuve notre élève de première moderne au lycée de Bordeaux. Je n'ai relevé qu'une seule petite erreur (peut-être, après tout, appartient-elle d'ailleurs à la responsabilité du copiste de la revue) :
"... regardaient monter dans un ciel ignoré....
le texte exact des Conquérants est

"...regardaient monter en un ciel ignoré".

Toutes les autres citations - plus d'une douzaine, tout de même ! - sont restituées de façon absolument conforme.

Le devoir d'Hélène s'ouvre donc sur un Anglais "déçu par la vie", personnage énigmatique au sujet duquel elle ne nous fournira aucun autre indice, du moins de façon directe. Mais en réalité, elle nous met doublement sur la voie, d'abord en citant le fameux ouvrage de Valery Larbaud, puis, insistant, avec une citation de Virginia Woolf. Il s'agit d'un dandy bien oublié aujourd'hui, Logan Pearsall Smith (1865-1946), et croqué par Virginia Wolf dans "Orlando" sous les traits de Nick Greene ; sans y toucher, discrètement, la jeune lycéenne ajoute à la fin de ce paragraphe d'introduction un trait sur cette âme dont la vie n'était que "passion, tumulte...". Se référant ainsi à "The Russian point of view", et faisant sienne une remarque de V. Woolf à propos des auteurs russes (Tolstoï, Dostoïevski et Tchékhov), Hélène annonce dès lors un point sur lequel elle reviendra in fine : la boucle sera bouclée.

Ainsi a-t-elle magnifiquement introduit son développement : elle est elle-même une lectrice passionnée - devrait-on dire : boulimique ? - et elle n'a de cesse de nous le prouver ! Au passage, en effleurant discrètement ce sujet, elle nous explique la raison de cette boulimie : malade maintenue dans une chambre exiguë... multiples affections... longues années... couvertures tourmentées (tuberculose, poliomyélite ?...) qui l'a longtemps clouée au lit...


Et la pauvre Hélène
Était comme une âme en peine...

 

Et la voilà qui rend successivement hommage à ses deux parents qui ne se peuvent imaginer autrement qu'intellectuels de haut vol. Ce n'est pas ôter quelque mérite que ce soit à notre lauréate que de souligner ce fait : née dans un milieu ouvrier, sans doute tout autant entourée d'amour, de soins et d'une "tendre vigilance" mais aussi d’une nombreuse fratrie, elle n'aurait eu aucune chance, à intelligence égale, de concevoir un développement si émouvant, si magnifiquement construit.

Ainsi donc, cette frêle jeune fille - aux côtés de l'excellent président Coty, qui paraît lui remettre son poids en livres toute fragilité personnelle semble avoir totalement disparu - nous expose à la la fois et son Bildungsroman, son itinéraire personnel, et la Weltanschauung qui en résulte : du récit d'aventures à la poésie, de la poésie au roman, en quelque sorte de la vie vécue par procuration à la vie rêvée, puis à la vie vécue pour soi.

Et donc, dans cet itinéraire personnel, elle va des récits d'aventures à la poésie qu'elle cite abondamment, de Gheerbrand au "prince des nuées" si l'on veut, et de là à Rilke et à Gide (au passage, je reste absolument perplexe devant l'expression plaisir intense - empruntée à Woolf -, en principe dénotant les joies de la chair). Et, pour conclure discrètement, l'ouverture vers un autre art : la peinture.

Oui, du grand art.

Mais il convient sans doute, parvenu à ce point, d'émettre quelques réserves, après avoir encore loué une maturité peu commune, hors du commun, plus exactement.

C'est au sujet de plusieurs des auteurs qui ont contribué à forger l'âme de notre frêle jeune fille. Car il s'agit d'un véritable festival de lesbiennes, bisexuelles et Cie, pour ne rien dire de la "race maudite des tantes", dont parle Proust. Et du piteux exemple fourni par la vie pédérastique autant que pédophilique de Gide. Notre Hélène a-t-elle vraiment pu se nourrir de ces œuvres, certes particulièrement importantes (si je puis me permettre de donner un avis personnel, Orlando, entre autres, est aujourd'hui parfaitement illisible, générateur d'un profond ennui), sans se préoccuper le moins du monde des visées de leurs géniteurs ?

Elle qui nous parle du retour à la vie réelle à partir des "impressions bienheureuses" proustiennes, et d'une sorte de communion avec l'auteur de La Recherche, n'a-t-elle donc vu, en âme parfaitement innocente, que la madeleine trempée dans le tilleul, la branche d'épine rose, les lilas de Combray, la petite phrase de la sonate de Vinteuil, en ignorant superbement toutes les allusions ouvertement sexuelles qui parsèment l'ouvrage, et ce, dès la première page ! N'a-t-elle pas entendu les ahanements du baron de Charlus sodomisant,  dans l'hôtel de Guermantes, le giletier Jupien ? Ou encore Albertine avouant cyniquement au Narrateur qu'elle vient de passer l'après-midi, loin de lui, à se faire "casser le pot" ? Vraiment ? Hélène n'a retenu que la branche d'épine rose ?

Laissons enfin cela. Alors, Hélène, ta vie a-t-elle été conforme à ton idéal de jeunesse ? Quel a donc été ton chemin ? Es-tu devenue prof, as-tu essayé de faire partager, bon gré mal gré, ton enthousiasme à des élèves moins ouverts que tu ne l'eusses vraisemblablement désiré ?
Es-tu encore parmi nous ? Je ne parviens pas à t'imaginer decrepitas, je te vois plutôt dans l'embrasement d'un sublime sénile. Non ? Dis-moi, chère petite conscrite.
Et tends-nous ta main. Qu'on te la serre.
C'est toi qui l'auras voulu.

 

 

 

Et maintenant place au Général, prenant la parole lors de la distribution des prix du Concours général... 1945 !

 

Distribution des prix aux lauréats du Concours général des lycées et collèges.

Discours prononcé à la Sorbonne le 11 juillet 1945 par le général de Gaulle

 

 

Il était d'une cruelle logique que la distribution des prix au Concours général fût interdite aussi longtemps que l'ennemi tenait sous son genou la France terrassée. Car, du moment où, pour lui, c'était notre indépendance qu'il s'agissait d'anéantir, il ne pouvait manquer de la poursuivre dans l'un de ses plus sûrs refuges, celui de l'Université.

Mais il est aujourd'hui d'une logique éclatante que l'année même où l'ennemi aura succombé devant nous et devant nos alliés, aura vu refleurir cette cérémonie que la tradition consacre à l'un des efforts les plus émouvants parce que les plus jeunes de la pensée française. La Victoire, certes, comme toute œuvre humaine, mêle l'amertume à la joie. "Hélas ! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts ?" [Le Général cite Chénier, c'est incroyable !]

Mais la réunion d'aujourd'hui, où sont couronnés en Sorbonne les plus brillants de nos lycéens, est bien l'une des plus grandes douceurs de la Victoire.

Voici donc des lauriers, solennellement décernés à des jeunes gens et à des jeunes filles que leur valeur distingue déjà au milieu de leur génération ! Des lauriers faits pour qu'on s'en exalte, mais non certes pour qu'on s'y repose ! Car jamais la patrie, une fois de plus blessée, n'a eu tant besoin de l'effort de tous ses enfants. C'est pourquoi, en exprimant de très vives félicitations aux élèves qui viennent d'être couronnés et aux maîtres qui surent les instruire, c'est vers l'avenir que nous devons regarder. Un succès n'est une réussite que s'il est un point de départ !

En avant donc, à partir d’ici et à partir d'aujourd’hui. Puisque nous avons su vaincre, puisque ceux qui osèrent, jusque dans cette enceinte, outrager la majesté du peuple français se trouvent châtiés et abattus, voici qu'une longue suite d'années s'ouvre librement au labeur de l'esprit. Or, de ce labeur sacré tout dépend pour la France, sa force, son poids, son unité, son rayonnement. Avec la joie et la fierté de la dignité recouvrée, emportons de cette assemblée la conscience de devoirs nouveaux.

 

BOEN n° 41 du 26 juillet 1945

 

 

 

coty lavent