Quelques pages inspirées et haletantes extraites du Prix Goncourt 2004 : la saga des Scorta

 

"Lorsque enfin le bateau fut à quai, nous descendîmes dans un brouhaha de joie et d'impatience. La foule emplit le grand hall de la petite île. Le monde entier était là. Nous entendions parler des langues que nous prîmes d'abord pour du milanais ou du romain, mais nous dûmes ensuite convenir que ce qui se passait ici était bien plus vaste. Le monde entier nous entourait. Nous aurions pu nous sentir perdus. Nous étions étrangers. Nous ne comprenions rien. Mais un sentiment étrange nous envahit… Nous avions la conviction que nous étions ici à notre place. Là, au milieu de ces égarés, dans ce tumulte de voix et d'accents, nous étions chez nous. Ceux qui nous entouraient étaient nos frères, par la crasse qu'ils portaient au visage. Par la peur qui leur serrait le ventre, comme à nous... C'est ici qu'était notre place. Dans ce pays qui ne ressemblait à aucun autre. Nous étions en Amérique et plus rien ne nous faisait peur. Notre vie à Montepuccio nous semblait désormais lointaine et laide. Nous étions en Amérique et nos nuits étaient traversées de rêves joyeux et affamés"

Carmela Scorta, à don Giorgio

 

 

 Parce qu'un viol a fondé leur lignée, les Scorta sont nés dans l'opprobre. À Montepuccio, leur petit vil­lage d'Italie du sud, ils vivent pauvrement, et ne mourront pas riches. Mais ils ont fait vœu de se transmettre, de génération en génération, le peu que la vie leur laisserait en héritage. Et en dehors du modeste bureau de tabac familial, créé avec ce qu'ils appellent "l'argent de New York", leur richesse est aussi immatérielle qu'une expérience, un sou­venir, une parcelle de sagesse, une étincelle de joie. Ou encore un secret. Comme celui que la vieille Carmela - dont la voix se noue ici à la chronique objective des événements - confie à son contemporain, l'ancien curé de Montepuccio, par crainte que les mots ne viennent très vite à lui manquer. Roman solaire, profondément humaniste, le nouveau livre de Laurent Gaudé met en scène, de 1870 à nos jours, l'existence de cette famille des Pouilles à laquelle chaque génération, chaque individualité, tente d'apporter, au gré de son propre destin, la fierté d'être un Scorta, et la révélation du bonheur.

 

Pour Luigi M., mon toubib préféré

 

 

Rocco grandit et devint un homme. Il avait un nouveau nom - mélange du patronyme de son père et de celui des pêcheurs qui l'avaient recueilli -, un nouveau nom qui fut bientôt dans tous les esprits du Gargano : Rocco Scorta Mascalzone. Son père avait été un vaurien, un traîne-savate vivant de petites rapines, lui fut un véritable brigand. Il ne revint à Montepuccio que lorsqu'il fut en âge d'y apporter la terreur. Il attaquait les paysans dans les champs. Volait les bêtes. Assassinait les bourgeois qui s'égaraient sur les routes. Il pillait les fermes, rançonnait les pêcheurs et les commerçants. Plusieurs carabiniers furent lancés à sa poursuite mais ils furent retrouvés sur le bord des routes, une balle dans le crâne, le pantalon baissé, ou accrochés comme des poupées dans les figuiers de Barbarie. Il était violent et affamé. On lui prêtait une vingtaine de femmes. Lorsque sa réputation fut assise et qu'il régna sur toute la région comme un seigneur sur son peuple, il revint à Montepuccio comme un homme qui n'a rien à se reprocher, le visage découvert et le front haut. En vingt ans, les rues n'avaient pas changé. Tout semblait devoir rester parfaitement identique à Montepuccio. Le village était toujours ce petit tas de maisons serrées les unes contre les autres. De longs escaliers sinueux descendaient vers la mer. Il y avait mille chemins possibles à travers le lacis de ruelles. Les vieux allaient et venaient du port au village, montant et descendant les hauts escaliers avec la lenteur des mulets qui s'économisent sous le soleil, alors que des grappes d'enfants dévalaient les marches sans jamais se fatiguer. Le village contemplait la mer. La façade de l'église était tournée vers les flots. Le vent et le soleil, année après année, polissaient suavement le marbre des rues. Rocco s'installa sur les hauteurs du village. Il s'appropria un vaste terrain difficile d'accès et y fit construire une belle et grande ferme. Rocco Scorta Mascalzone était devenu riche. À ceux qui parfois le suppliaient de laisser en paix les gens du village et d'aller rançonner ceux des contrées voisines, il répondait toujours la même chose : "Taisez-vous, crapules. Je suis votre châtiment".

C'est un de ces hivers-là qu'il se présenta à don Giorgio. Il était flanqué de deux hommes au visage sinistre et d'une jeune femme au regard craintif. Les hommes portaient pistolets et carabines. Rocco appela le curé et lorsque celui-ci fut face à lui, il lui demanda de le marier. Don Giorgio s'exécuta. Lorsque, au milieu de la cérémonie, il demanda le nom de la jeune fille, Rocco eut un sourire gêné et lui murmura : "Je ne sais pas, mon père". Et comme le curé restait là, bouche bée, se demandant s'il n'était pas en train de consacrer par le mariage un enlèvement, Rocco ajouta : "Elle est sourde et muette.

- Pas de nom de famille ? insista don Giorgio .

 - Peu importe, répondit Rocco, elle sera bientôt une Scorta Mascalzone".

Le curé poursuivit sa cérémonie, inquiet à l'idée de commettre quelques fautes profondes dont il aurait à répondre face au Seigneur. Mais il bénit l'union et finit par lancer un "amen" profond, comme on dit "à-Dieu-va" en jetant les dés sur la table de jeu.

À l'instant où le petit groupe allait remonter en selle et disparaître, don Giorgio prit son courage à deux mains et héla le jeune marié.

"Rocco, dit-il, reste un peu avec moi. Je voudrais te parler".

Il y eut un long silence. Rocco fit signe à ses deux témoins de partir sans lui et d'emmener son épouse. Don Giorgio avait maintenant repris ses esprits et son courage. Quelque chose chez le jeune homme l'intriguait et il sentait qu'il pouvait lui parler. Le brigand qui faisait trembler toute la région avait conservé à son égard une forme de piété, sauvage mais réelle.

"Nous savons, toi et moi, commença le père Ampanelli, comment tu vis. Le pays tout entier est rempli du récit de tes crimes. Les hommes pâlissent à ta vue et les femmes se signent à l'évocation de ton nom. Tu inspires la peur partout où tu vas. Pourquoi, Rocco, terrorises-tu ceux de Montepuccio ?

- Je suis fou, mon père, répondit le jeune homme.

- Fou ?

- Un pauvre bâtard fou, oui. Vous le savez mieux que quiconque. Je suis né d'un cadavre et d'une vieille. Dieu s'est moqué de moi.

- Dieu ne se moque pas de ses créatures, mon fils.

- Il m'a fait à l'envers, mon père. Vous ne le direz pas parce que vous êtes un homme d'Église, mais vous le pensez, comme tous les autres. Je suis fou. Oui. Une bête qui n'aurait pas dû naître.

- Tu es intelligent. Tu pourrais choisir d'autres moyens pour te faire respecter.

- Je suis riche, aujourd'hui, mon père. Plus riche qu'aucun de ces crétins de Montepuccio. Et ils me respectent pour cela. C'est plus fort qu'eux. Je leur fais peur, mais ce n'est pas l'essentiel. Au fond d'eux-mêmes, ce n'est pas la peur qu'ils éprouvent, mais l'envie et le respect. Parce que je suis riche. Ils ne pensent qu'à cela. L'argent. L'argent. Et j'en ai plus qu'eux tous réunis.

- Tu es riche de tout cet argent parce que tu le leur as volé.

- Vous voulez me demander de laisser tranquilles vos culs-terreux de Montepuccio, mais vous ne savez pas comment le faire parce que vous ne trouvez pas de bonnes raisons à m'exposer. Et vous avez raison, mon père. Il n'y a pas de raison pour que je les laisse en paix. Ils étaient prêts à tuer un enfant. Je suis leur châtiment. Et voilà tout.

- Alors, j'aurais dû les laisser faire, rétorqua le curé - que cette idée torturait. Si tu les voles et les assassines aujourd'hui, c'est comme si c'était moi qui le faisais. Je ne t'ai pas sauvé pour que tu fasses cela.

- Ne me dites pas ce que je dois faire, mon père.

- Je te dis ce que le Seigneur veut que tu fasses.

- Qu'il me punisse si ma vie lui est une insulte. Qu'il débarrasse Montepuccio de ma présence.

- Rocco...

- Les fléaux, don Giorgio. Souvenez-vous des fléaux et demandez au Seigneur pourquoi il ronge la terre, parfois, d'incendies ou de sécheresses. Je suis une épidémie, mon père. Rien de plus. Un nuage de sauterelles. Un tremblement de terre, une maladie infectieuse. Tout est sens dessus dessous. Je suis fou. Enragé. Je suis la malaria. Et la famine. Demandez au Seigneur. Je suis là. Et je ferai mon temps".

Rocco se tut, monta sur son cheval et disparut. Le soir même, dans le secret de sa cellule, le père Zampanelli interrogeait le Seigneur de toute la force de sa foi. Il voulait savoir s'il avait bien agi en sauvant l'enfant. Il supplia dans ses prières mais seul le silence du ciel lui répondit.

À Montepuccio, le mythe de Rocco Scorta Mascalzone enfla encore. On raconta que s'il avait choisi une muette pour femme - une muette qui n'était même pas belle -, c'était pour assouvir ses désirs d'animal. Pour qu'elle ne puisse pas crier lorsqu'il la battait et la violait. On racontait aussi que s'il avait choisi cette pauvre créature, c'était pour être certain qu'elle n'entende rien de ses conspirations, ne raconte rien de ce qu'elle savait. Une muette, oui, pour être certain de n'être jamais trahi. C'était bien là le diable, décidément.

Mais on dut reconnaître également que depuis le jour de son mariage, Rocco ne toucha plus à un cheveu des habitants de Montepuccio. Il avait étendu ses activités bien plus loin dans les terres des Pouilles. Et Montepuccio se remit à vivre calmement, fier même d'héberger une telle célébrité. Don Giorgio ne manqua pas de remercier le Seigneur pour ce retour de la paix qu'il prit comme une réponse du Tout-Puissant à ses modestes prières.

[…]

Un jour de février 1928, Rocco apparut au marché.  Il vint accompagné de la Muette et de ses trois enfants, habillés comme pour un dimanche. Cette apparition stupéfia le village. Plus personne ne l’avait vu depuis si longtemps. C'était un homme de plus de cinquante ans. Encore robuste. Il portait une belle barbe grisonnante qui cachait ses joues creuses. Son regard n'avait pas changé. Il trahissait toujours, par instants, quelque chose de fiévreux. Sa mise était noble et élégante. Il passa toute la journée au village. Allant d'un café à un autre. Acceptant les cadeaux qu'on lui offrait. Écoutant les requêtes qu'on lui faisait. Il était calme et son mépris pour Montepuccio semblait avoir disparu. Rocco était là, se promenant d'étal en étal - et tous s'accordaient à dire qu'un tel homme, après tout, ferait un bon maire.

Le jour tomba vite. Une petite pluie froide vint battre le pavé du corso. La famille Scorta Mascalzone remonta dans sa propriété - laissant derrière elle les villageois commenter à l'infini cette apparition inattendue. Lorsque la nuit tomba, la pluie se fit plus dense. Il faisait froid maintenant et la mer était agitée. Le roulis des vagues remontait le long de la falaise.

Don Giorgio avait dîné d'une soupe de pommes de terre. Lui aussi avait vieilli. Il s'était voûté. Les travaux qu'il affectionnait tant - bêcher son lopin de terre, faire des travaux de charpente dans son église -, tous ces travaux physiques dans lesquels il trouvait une forme de paix lui étaient interdits. Il avait beaucoup maigri. Comme si la mort, avant de prendre les hommes, avait besoin de les alléger. C'était un vieillard mais ses paroissiens lui étaient encore dévoués corps et âme et aucun d'eux n'aurait appris la nouvelle d'un remplacement du père ZampaneIli sans cracher par terre.

On frappa à la porte de l'église. Don Giorgio sursauta. Il crut d'abord avoir mal entendu - le bruit de la pluie peut-être - mais les coups se firent plus insistants. Il se précipita hors du lit, pensant qu'il devait s'agir d'une extrême-onction.

Devant lui se tenait Rocco Scorta, trempé de la tête aux pieds. Don Giorgio resta immobile, le temps pour lui de dévisager cet homme et de constater à quel point les années avaient passé et modifié ses traits. Il l'avait reconnu mais il voulait observer l'œuvre du temps - comme on observe scrupuleusement le travail d'un orfèvre.

"Mon père, finit par dire Rocco.

- Entre, entre, répondit don Giorgio. Qu'est-ce qui t'amène ?"

Rocco regarda le vieux curé dans les yeux et, d'une voix douce mais ferme, il répondit :

"Je suis venu me confesser".

C'est ainsi que commença, dans l'église de Montepuccio, le face-à-face de don Giorgio et de Rocco Scorta Mascalzone. Cinquante ans après que le premier eut sauvé la vie du second. Sans qu'ils se soient revus depuis que le curé avait célébré le mariage. Et la nuit ne semblait pas assez longue pour contenir tout ce que ces deux hommes avaient à se dire.

"Il n'en est pas question, répondit don Giorgio.

- Mon père...

- Non.

- Mon père, reprit Rocco avec détermination, lorsque nous aurons parlé, vous et moi, je rentrerai chez moi, je m'allongerai et je mourrai. Croyez-moi. Je dis ce qui sera. Ne me demandez pas pourquoi. C'est ainsi. Mon heure est arrivée. Je le sais. Je suis là, face à vous, je veux que vous m'entendiez et vous allez m'entendre parce que vous êtes un serviteur de Dieu et que vous ne pouvez vous substituer au Seigneur".

Don Giorgio était ébahi par la volonté et le calme qui émanaient de son interlocuteur. Il n'y avait rien d'autre à faire que s'exécuter. Rocco s'agenouilla dans l'obscurité de l'église et récita un Notre Père. Puis il releva la tête et se mit à parler. Il raconta tout. Chacun de ses crimes. Chacun de ses méfaits. Sans cacher aucun détail. Il avait tué. Il avait pillé. Il avait pris la femme d'autrui. Il avait vécu par le feu et la terreur. Sa vie n'était faite que de cela. De vols et de violence. Dans la nuit, don Giorgio ne distinguait pas ses traits mais il se laissait emplir de sa voix, acceptant la longue mélopée de péchés et de crimes qui sortait de la bouche de cet homme. Il lui fallait entendre tout. Rocco Scorta Mascalzone égrena la liste de ses crimes pendant des heures entières. Lorsqu'il eut terminé, le curé fut pris de vertige. Le silence était revenu, il ne savait que dire. Que pouvait-il faire après ce qu'il avait entendu ? Ses mains tremblaient.

"Je t'ai entendu, mon fils, finit-il par murmurer, et je ne pensais pas qu'il me serait donné un jour d'entendre pareil cauchemar. Tu es venu à moi. Je t'ai offert mon écoute. Il n'est pas en mon pouvoir de la refuser à une créature de Dieu, mais t'absoudre, cela je ne peux pas. Tu te présenteras à Dieu, mon fils, et il faudra s'en remettre à sa colère.

- Je suis un homme", répondit Rocco. Et don Giorgio ne sut jamais s'il avait dit cela pour montrer qu'il ne craignait rien, ou au contraire pour excuser ses péchés. Le vieux curé était fatigué. Il se leva. Il était nauséeux de tout ce qu'il avait entendu et voulait être seul. Mais la voix de Rocco retentit à nouveau.

"Ce n'est pas fini, mon père.

- Qu'y a-t-il ? demanda don Giorgio.

- Je voudrais faire un don à l'Église.

- Quel don ?

- Tout, mon père. Tout ce que je possède. Toutes ces richesses accumulées année après année. Tout ce qui fait de moi, aujourd'hui, l'homme le plus riche de Montepuccio.

- Je n'accepterai rien de toi. Ton argent suinte le sang. Comment oses-tu seulement le proposer ? Après tout ce que tu viens de me dire. Rends-le à ceux que tu as volés si le repentir t'empêche de dormir.

- Vous savez bien que cela est impossible. La plupart de ceux que j'ai volés sont morts. Et les autres, comment les retrouverais-je ?

- Tu n'as qu'à distribuer cet argent à ceux de Montepuccio. Aux pauvres. Aux pêcheurs et à leurs familles.

- C'est ce que je ferai en vous le donnant. Vous êtes l'Église et tous ceux de Montepuccio sont vos enfants. À vous de faire le partage. Si je le fais moi-même, de mon vivant, je donne à ces gens de l'argent sale et je les rends complices de mes crimes. Si c'est vous qui le faites, tout est différent. Entre vos mains, cet argent sera bénit".

Quel était cet homme-là ? Don Giorgio était stupéfié par la façon dont Rocco s'exprimait. Cette intelligence. Cette clarté. Pour un brigand qui n'avait aucune éducation. Il se mit alors à rêver à ce qu'aurait pu devenir Rocco Scorta. Un homme agréable. Charismatique. Avec une lumière dans les yeux qui vous donnait envie de le suivre jusqu'au bout du monde.

"Et tes enfants ? reprit le curé. Tu vas ajouter à la liste de tes crimes celui de dépouiller tes enfants ?"

Rocco sourit et répondit doucement.

"Ce n'est pas un cadeau que de les laisser jouir d'un bien volé. Ce serait les conforter dans le péché".

L'argument était bon, trop bon même. Don Giorgio sentait que tout cela n'était que rhétorique. Rocco avait parlé en souriant, il ne pensait pas ce qu’il venait de dire.

"Quelle est la vraie raison ?" demanda le curé d'une voix forte où pointait la colère.

C'est alors que Rocco Scorta se mit à rire. D'un rire trop fort qui fit pâlir le vieux curé. Il riait comme un démon.

"Don Giorgio, dit Rocco entre deux éclats de rire, laissez-moi mourir avec quelques secrets".

Ce rire, le père Zampanelli y repensa longtemps. Ce rire disait tout. C'était un désir de vengeance énorme que rien ne pouvait rassasier. Si Rocco avait pu faire disparaître les siens, il l'aurait fait. Tout ce qui était à lui devait mourir avec lui. Ce rire était celui de la démence de l'homme qui se coupe les doigts. C'était le rire du crime tourné contre soi.

"Sais-tu à quoi tu les condamnes ? demanda encore le curé qui voulait aller jusqu'au bout.

- Oui, répondit froidement Rocco. À vivre. Sans repos".

Don Giorgio sentit en lui la fatigue des vaincus.

"Soit, dit-il. J'accepte le don. Tout ce que tu possèdes. Ta fortune entière. Soit. Mais ne pense pas te racheter ainsi.

- Non, mon père. Je n'achète pas mon repos. Il ne saurait y en avoir. Je voudrais quelque chose l'autre en échange.

- Quoi donc ? demanda le curé qui était à bout de forces.

- Je fais don à l'Église de la plus grande fortune que Montepuccio ait connue. En échange, je demande humblement que les miens, malgré la pauvreté qui les touchera désormais, soient enterrés comme des princes. Juste cela. Les Scorta, après moi, vivront dans la misère puisque je ne laisse rien. Mais que leur enterrement soit fastueux comme aucun autre. À la charge de cette Église à qui je donne tout d'honorer sa parole. Qu'elle nous enterre les uns après les autres en procession. Ne vous méprenez pas, don Giorgio, ce n'est pas par orgueil que je demande cela. C'est pour Montepuccio. Je vais engendrer une lignée de crève-la-faim. Ils seront méprisés. Je connais les Montepucciens. Ils ne respectent que l'argent. Clouez-leur le bec en enterrant les plus pauvres d'entre eux avec les honneurs dus aux seigneurs. Les derniers seront les premiers. Que cela soit vrai à Montepuccio au moins. De génération en génération. Que l'Église se souvienne de son serment. Et que tout Montepuccio enlève son chapeau devant la procession des Mascalzone".

Les yeux de Rocco Scorta brillaient de cet éclat dément qui vous faisait croire que rien ne pouvait lui résister. Le vieux curé alla chercher une feuille et coucha sur le papier les termes de l'accord. Lorsque l'encre fut sèche, il tendit le papier à Rocco, se signa et dit : "Qu'il en soit ainsi".

 

© Laurent Gaudé, Le soleil des Scorta, Actes Sud, 2004, passim.

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Rocco
Scorta
"Je ne disais rien. Notre vie se jouait là. Dans cette discussion entre deux pièces. Notre vie, pour les années à venir, mais je ne disais rien. Je ne pouvais pas. Je n'avais aucune force. J'avais honte. Seulement honte. Je ne pouvais qu'écouter et m'en remettre à mes frères. Nos trois vies se jouaient là. Par ma faute à moi. Tout dépendait de ce qu'ils allaient décider. Giuseppe a répété : "C'est le mieux, Mimi. Toi, tu passes, tu t'en sortiras tout seul. Moi, je reste avec Miuccia. On retourne au pays. On réessaiera plus tard..." Un temps infini s'est écoulé. Croyez-moi, don Salvatore, j'ai vieilli durant cette seule minute de plusieurs années. Tout était suspendu. J'attendais. Le temps que le destin, peut-être, soupèse nos trois vies et choisisse un sort qui lui plaise. Et puis Domenico a parlé et il a dit: "Non. On est venu ensemble, on repart ensemble". Giuseppe a encore voulu insister, mais Domenico l'a interrompu. Il avait pris sa décision. Il serrait les mâchoires et il fit un geste sec le la main que je n'oublierai jamais : "C'est tous les trois ou personne. Ils ne veulent pas de nous. Qu'ils aillent se faire foutre".

[Confession de Carmela Scorta, la cadette de Rocco à don Giorgio, le vieux curé]