Des propos "anciens" déjà, mais tellement empreints de bon sens : comment prendre en compte la diversité des intelligences ?
C'est là tout l'enjeu de la rénovation pédagogique...

 

"Dans toute la mesure où l'intérêt conduit à la capacité de réfléchir, de comprendre, d'expliquer, il y a éducation intellectuelle. Peu importe que l'objet sur lequel s'exerce initialement la réflexion et l'expression soit concret ou abstrait, si la motivation existe, et avec elle la mobilisation de la volonté d'apprendre et de comprendre"

L. Cros

 

 

 

 

Au cœur des mesures souhaitées par les étudiants et par leurs maîtres, la réforme des examens se situe, avec l'autonomie de gestion des universités, au tout premier plan. C'est naturellement sur les examens propres à l'enseignement supérieur que se porte en ce moment l'attention.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, c'est bien en deçà que le problème se pose (et qu'il a d'ailleurs été posé lorsque a été officiellement constituée la commission Capelle). L'inadaptation de beaucoup d'étudiants à leurs études et par là aux examens qui les sanctionnent, leur angoisse devant leur avenir professionnel, plus généralement les difficultés de l'orientation au niveau universitaire, c'est dans les processus d'évaluation et de classification en usage aux niveaux primaire et secondaire qu'elles prennent naissance. Ensuite, il est trop tard...

 


 

Je regardais un jeune lycéen en vacances démonter un vélomoteur à demi rouillé, découvert au fond d'un hangar. "C'est un véritable cancre, me dit sa mère ; à l'école, il ne s'intéresse à rien".

Comme j'étais attentif, le "cancre" se mit à m'expliquer toutes les déficiences qu'il constatait et leurs causes, l'enchaînement complexe des rouages et des mouvements, la raison d'être de telle pièce accessoire, de son dessin, de sa position, le tout avec des précisions et des nuances de professeur. Un propos d'Alain me revint en mémoire : "Quand j'étais au collège, dit-il, je passais pour intelligent... En réalité, mon intelligence ne s'exerçait qu'en dehors du collège et toujours sur des mécaniques. Voilà qui devrait éclairer les pédagogues". Mon jeune mécanicien, lui, passait pour un sot. Combien sont dans le même cas ?

À quelque temps de là, je vis un candidat à l'entrée en 6e rechercher dans un texte "les adjectifs-qualificatifs-attributs-du-complément-d'objet". Il parvint, non sans souffrance et aide familiale, à s'acquitter d'un travail qui avait perdu tout intérêt pour l'adulte que j'étais. Je songeais cette fois à Gaston Berger : "Nous obligeons les enfants à sauter à la perche, me disait-il un jour, pour décider s'ils sont capables d'apprendre à nager. Que de médiocres sauteurs feraient de bons nageurs !"

J'en vins alors à penser que lorsqu'un jeune garçon, par goût personnel, se passionne pour la mécanique, ce n'est pas toujours le signe d'une vocation technique (du moins durable), pas plus que la réussite de quelque autre dans l'étude des catégories grammaticales n'est nécessairement l'annonce d'une vocation de grammairien. Mais dans les deux cas, et dans toute la mesure où l'intérêt conduit à la capacité de réfléchir, de comprendre, d'expliquer, il y a éducation intellectuelle. Peu importe que l'objet sur lequel s'exerce initialement la réflexion et l'expression soit concret ou abstrait, si la motivation existe, et avec elle la mobilisation de la volonté d'apprendre et de comprendre.

Malheureusement, notre système scolaire fait souvent obstacle à ce cheminement de l'esprit. Il y a plusieurs causes à cela, dont j'ai traité ailleurs(1). Le mécanisme des examens est la principale.

 

 

Le tournoi scolastique

 

Sur cent enfants d'une génération, il n'est pas exagéré d'estimer que quatre-vingt-dix au moins, à un moment ou à un autre de leurs études, auront été jugés et proclamés "insuffisants", au vu de la moyenne arithmétique de leurs notes(2). À la fin des études primaires, celle-ci aura été principalement déterminée d'après leur capacité d'orthographier, de résoudre des problèmes de manuels et de réciter des résumés d'histoire, géographie et sciences(3). Leurs aptitudes esthétiques (dessin, musique, goût, originalité d'expression, etc.), leurs aptitudes pratiques (habileté manuelle, finesse sensorielle, sens de l'observation et de la création), leurs aptitudes sociales (sens coopératif, dynamisme dans les rapports humains, tact et capacité de contact) n'auront compté que faiblement dans cette moyenne. Non, il faut le souligner, parce que les maîtres méconnaissent l'importance de ces qualités, mais parce que le mécanisme institutionnel donne peu de poids aux appréciations qualitatives à côté de la notation quantitative des connaissances.

Un peu plus tard au niveau secondaire, les notes se préciseront et se nuanceront, mais sans que la part faite à ce type de capacités soit sensiblement accrue. Le dossier scolaire, destiné en principe à corriger l'automatisme de la moyenne, constate l'inspecteur général Sire, "ne comprend que les notes et places dans les compositions, assorties de quelques appréciations rapides, rarement explicatives(4)". Des ressources affectives et mentales, qui seront souvent un facteur déterminant pour la réussite professionnelle, comme pour le bonheur d'une vie, ne sont pratiquement pas prises en considération dans les classements et jugements qui déterminent l'orientation. Tout se passe comme si l'école gardait pour seule fin la préparation aux carrières libérales, administratives et enseignantes d'une minorité de la population (hier 5 %, demain 20 %, peut-être), alors qu'aujourd'hui, à la différence précisément d'autrefois, l'orientation et la vie dépendent pour tous, peu ou prou, des résultats scolaires.

S'il en est ainsi, c'est parce que l'école, du cours préparatoire à la faculté, se réfère essentiellement à l'échelle de valeur du baccalauréat — et que celui-ci, alors que sa signification sociale et professionnelle a complètement changé, reste conçu comme le laurier (bacca laurea) qui couronnait au Moyen Âge les vainqueurs du tournoi scolastique. On continue à noter et juger la plus grande partie des enfants selon des critères qui n'étaient utilisés, jadis, que pour sélectionner les futurs clercs, naguère les futurs membres des professions "intellectuelles" et avec eux quelques élèves moins brillants ou moins chanceux qui occupaient des emplois subalternes de même essence. Ceci alors que la société de cadres a fait place à une société de masses, et qu'il s'agit aujourd'hui d'instruire et de cultiver le garagiste comme le clerc de notaire, le programmeur et l'analyste comme l'administrateur, l'assistante sociale comme l'instituteur, le couturier comme l'avocat, la  modéliste comme la secrétaire, le technicien comme l'ingénieur, les René Clair, poètes de l'image animée, comme les maîtres de l'art du verbe, pareillement académiciens — et l'homme en tout homme, quelles que doivent être sa tâche économique et sa destination sociale.

 

 

Examens et classements

 

Si "l'examinite" n'était qu'une "diplomite", on pourrait en rire comme d'un défaut national. Mais — Paul Valéry le soulignait il y a cinquante ans — elle n'est pas seulement funeste au terme des études. Elle l'est encore davantage par l'influence qu'elle exerce, tout au long de la scolarité, sur la hiérarchie des matières enseignées et par le jeu des notations, compositions et moyennes "générales", sur la conception monolithique et rigide des progressions et des passages de classe en classe. Un sentiment permanent d'humiliation et d'échec en est la conséquence pour beaucoup d'enfants qui, autrement jugés et formés, feraient de fort bons élèves(5). Si nombre d'autres s'adaptent, c'est trop souvent en substituant l'acquisition de simple mémoire à l'exercice pleinement actif et complet de l'intelligence, parce que celle-ci se trouve coupée du support affectif. Dans des classes d'effectifs limités, de bons maîtres arrivent à réparer le dégât. Dans les vastes établissements-casernes se crée fatalement l'attitude devant le travail et la discipline scolaires que décrit "le lycée impossible" du proviseur A. Rouède. Si une rédaction française, par exemple, exercice d'intelligence et d'imagination par essence, traite d'un sujet pour lequel l'élève ne ressent rien de personnel, il copie dans quelque livre ou sur quelque camarade, et son travail devient un "exercice" à vide. L'habitude prise, lorsque son avenir dépendra d'une composition ou d'un examen, il copiera plus encore, s'il le peut. Devant un tel comportement d'automate et de tricheur, comment espérer obtenir une discipline et un travail fondés sur la volonté, la confiance, la coopération, le respect consenti de la règle ! Au-delà d'un certain effectif, avec un certain style d'examens, et par là d'enseignement, il ne peut y avoir qu'autoritarisme d'un côté et passivité (ou révolte) de l'autre.

Concevoir la notation et l'orientation scolaires, en début ou en cours de scolarité, par le mécanisme des moyennes "générales" et essentiellement par référence aux exigences de l'examen final, c'est méconnaître que la valeur finale des divers savoirs est entièrement différente de leur importance initiale dans le processus de maturation d'un esprit. Ainsi se perpétue la méconnaissance du rôle des activités pratiques, artistiques et sociales comme base du développement mental d'un grand nombre d'enfants ou de jeunes gens ; en quantifiant les notes, on méconnait l'importance des qualités humaines qui ne se quantifient pas.  

Il s'ensuit que l'école ne met pas en relief des valeurs ou des préférences positives, mais procède essentiellement par la constatation négative d'insuffisances. Elle n'oriente pas par la connaissance du profil mental et affectif d'ensemble ; elle élimine d'après le niveau "moyen" défini par une échelle de notation illusoire(6). Le résultat est qu'une telle constatation est sans signification pour les choix nécessaires et n'impose que des abandons. Chaque bifurcation en cours d'études, au lieu d'apparaître comme un aiguillage horizontal entre des voies différentes, mais pas nécessairement inégales, est ressentie comme un échec, une décantation, une baisse verticale de niveau. On est tombé dans la course au diplôme et on continue en marge du peloton gagnant. Élèves et parents tiennent pour une "chute" ce qui ne devrait être que le passage d'un mode plus abstrait à un mode plus concret, mais non moins efficace d'enseignement, ou de voies plus littéraires, plus scientifiques ou plus techniques, à des voies plus pratiques, plus empiriques ou plus artistiques (mais de même valeur et dignité), ou encore d'une pédagogie plus individualiste et plus compétitive à une pédagogie plus individualisée et plus coopérative, non moins formatrice.

Ce faisant, on perd de vue que désormais le travail matériel (et la partie machinale du travail intellectuel) est de plus en plus affaire de machines. Que l'administration des choses est désormais aussi "noble", importante et difficile que le commandement des hommes. Que celui-ci même (avec les apports de la psycho-sociologie et le développement des mass media) devient aussi "scientifique", "artistique" ou "technique" que "littéraire" ou "juridique". Que les activités du secteur tertiaire, avec ce qu'elles impliquent de qualités  esthétiques et sociales, relationnelles autant que rationnelles, occupent une part déjà majoritaire et toujours croissante de la population. En continuant à jauger toute la jeunesse par référence à une échelle ancienne de valeurs, on pérennise dans la considération sociale une hiérarchie traditionnelle de carrières aujourd'hui périmée.

Le résultat : les jeunes amateurs de mécanique pratique (ou de toute autre activité concrète) continuent coûte que coûte dans la voie des études à motivation abstraite, à l'école privée quand ils ne le peuvent au lycée public. Ils finissent par rejoindre aux portes des facultés les jeunes grammairiens et latinistes qui ont suivi la même voie étroite. Ainsi, une part considérable de la population en vient à ignorer, ou à tenir pour mineures, des capacités qui pourraient être pour tous un facteur de développement intellectuel, et pour beaucoup une garantie d'insertion sociale et de réussite économique. Le "recalé au bac" ne sait que devenir. Le bachelier, hors la faculté, ne voit pas ce qu'il pourrait faire d'autre que pion ou secrétaire(7). Et au terme d'études trop idéalement "supérieures", bien des licenciés, voire docteurs, ne se sentent pas tellement mieux armés pour la vie.

Comme le dit A. Prost, le remède "ne consiste pas à élever les digues, mais à ouvrir de nouveaux canaux". Ceci non seulement au terme du 1er et du 2e cycle secondaire, mais tout au long de la scolarité.

 

 

Du barrage à l'aiguillage

 

Pour y parvenir, c'est la conception sélective de l'examen-diplôme qu'il faut d'abord modifier.

La docimologie a progressé, et la notion "d'examen-bilan" (dont le recteur Capelle a été, en France, l'éminent défenseur) est apparue. Ce terme est suggestif en ce qu'il apparente l'examen scolaire à l'examen médical, qu'il tend à substituer la considération du profil mental à celle de la "moyenne", et par là le diagnostic à l'élimination, l'aiguillage au barrage. On peut, certes, ne voir, dans cette nouvelle conception, qu'une façon plus explicite et plus commode de délivrer un certificat de fin d'études, indépendamment des épreuves de type éliminatoire qui continueraient à séparer le bon grain de l'ivraie. Mais on peut y voir davantage : une méthode par laquelle la différenciation qualitative des élèves (fondée sur la variété des motivations et des progressions) prendrait le pas sur la discrimination quantifiée de nos classements habituels(8).

On ne saurait entrer ici dans le détail. La question offre matière à un travail collectif, d'ailleurs entrepris rue de Grenelle. Médecins et sociologues, psychologues et docimologues, pédagogues, parents, étudiants, et jusqu'aux élèves devront être consultés. Les mesures impliquées sont d'une ampleur considérable : essais dans des écoles-témoins, étapes progressives, développement de l'éducation permanente tel que tout travailleur puisse devenir un étudiant à temps partiel, et que toutes les voies d'orientation puissent apparaître comme des voies de formation longue, selon diverses modalités, scolaires ou non scolaires.

On aura, bien sûr, à s'interroger sur la périodicité et l'étalement des "bilans", sur les modes d'appréciation en cours et en fin d'études (compositions, notations, dossiers scolaires, travaux individuels ou collectifs, travaux concrets, etc.) et sur les qualités et capacités qu'il s'agirait de déceler (en distinguant entre les qualités générales d'observation et de réflexion, d'aptitude à s'informer et à s'exprimer, de comportement social et civique, et les capacités spéciales qui préfigurent les vocations)(9). Tout comme un examen médical s'accompagne toujours d'une ordonnance, le bilan scolaire ne devrait-il pas toujours aboutir à une certification positive, et non à l'octroi ou au refus d'un diplôme(10) ? Ne pourrait-on concevoir qu'un certificat-bilan d'études générales fasse connaître les caractéristiques essentielles de tout élève qui a accompli sa scolarité (ainsi la capacité générale d'expression française ne pourrait-elle être jugée d'après toutes les épreuves, et non d'après la seule dissertation littéraire) ? Conjointement, un ou des certificats de spécialité mettraient en  évidence les connaissances optionnelles et les capacités opératoires dominantes, et par là les voies où chacun serait le plus apte à intégrer ses connaissances dans l'action, y compris celles de ces voies qui passent par l'enseignement supérieur. Le groupement de tels certificats pourrait aboutir à des diplômes de nom et de niveau différents, selon qu'ils seraient obtenus au terme de la scolarité obligatoire d'une scolarité technique courte, ou d'études secondaires longues. À moins (ce qui vaudrait peut-être mieux) qu'on ne donne une appellation uniforme, avec diverses mentions., à toutes les attestations de maturité scolaire. Le baccalauréat, si l'on veut, mais ce terme prenant alors un sens tout autre que celui qu'impliquait jusqu'ici l'origine médiévale et l'étymologie, d'ailleurs artificielle, de sa dénomination.

La solution de tels problèmes est, me semble-t-il, la clé de toute vraie démocratisation scolaire en même temps que de toute rénovation pédagogique.

 

Notes

(1) Voir les travaux du colloque d'Amiens (E. N. n° 858).
(2) En arrondissant les chiffres : 35 à l'entrée en 6e, 35 au cours ou à la fin du premier cycle, 15 au baccalauréat, le reste au cours d'études supérieures.
(3) Voir à ce sujet, entre autres, l'intéressante lettre de M. Robert Amat publiée dans l'E.N., n° 862, page 3, intitulée : Leçon d'histoire.
(4) Les Amis de Sèvres, n° 2, 1968.
(5) Voir par exemple, sur ce point, le témoignage relaté dans la lettre de M. Charles Renaux (E. N. n° 868, page 4), intitulée : Plus de classement.
(6) Cf. Marcel Sire (E. N. du 9-5-68). — Selon MM. Reuchlin et F. Bacher : "Parmi les élèves qui, d'après leurs professeurs, devraient interrompre leurs études en 3e... figure une proportion importante d'enfants (entre le quart et la moitié) dont l'intelligence est au moins normale, d'après leur professeur lui-même ou d'après le test d'intelligence. Leurs connaissances sont au moins égales à la moyenne de celles dont témoignent leurs camarades". Inversement, "l'on trouve un certain nombre d'élèves inférieurs parmi ceux à qui des études de second cycle ou plus longues sont conseillées (de 17 à 19 %, selon la nature et le mode de vérification, par test ou épreuve de connaissance)".
(7) "Plus de 4 000 jeunes filles et 1 000 jeunes gens recherchent des emplois de bureau, alors que 168 offres seulement restent insatisfaites dans ces métiers" (Enquête du ministère des Affaires sociales).
(8) Sur le problème de la différenciation des progressions lié à celui du décloisonnement des programmes, voir la note parue dans l'E. N., n° 858, rendant compte des travaux du Colloque d‘Amiens.
(9) Cf. dans l'E. N. du 10-10-1967, n° 836, Qu'est-ce qu'une "instruction générale ?".
(10) Il ne s'agit ici que des diplômes scolaires généraux, et non des diplômes professionnels.

 

© Louis Cros (1908-2000), in L’Éducation nationale n° 863, 20 juin 1968

 


 

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