Certes, on ne tient pas là un chef d'œuvre de la littérature, ni même la moindre œuvre littéraire. Ce n'est pas faire injure à l'égérie des années soixante (et au-delà) que les talents de Mme Bardot, alors, étaient plus physiques qu'intellectuels. Mais si on a choisi de présenter ici un court extrait de ses Mémoires trop longs et tellement touffus, c'est parce que l'incident qui y est décrit a pour cadre un immeuble - un hôtel de luxe - aujourd'hui disparu (désaffecté puis horriblement pillé, il a été rasé sur ordre du Conseil général de l'Isère, ce qui fait que Dame Nature, à cet endroit isolé, a repris tous ses droits). Seuls quelques clichés - ceux-ci pris en 2000 - témoignent encore de l'ancienne splendeur des lieux.

 

Se trouvant je pense (si j'ai bien compris, et cela n'est pas toujours facile à suivre, tant la liste des élus de sa chair s'apparente non à une foule, mais à une multitude) entre deux amants, Gilbert Bécaud et le Poinçonneur des Lilas, Brigitte Bardot, alors âgée de vingt-six ans, file un bref mais parfait amour avec le beau Sami Frey, tout en étant plus ou moins surveillée par ses deux maris, l'ancien (Vadim, réalisateur du film) et le nouveau (Charrier). Elle est là plus à l'aise qu'avec son jeune enfant, qui est terrorisé lorsqu'elle l'approche (je pense qu'elle aurait pu à ce sujet se poser quelques questions aussi pertinentes que terribles, bien au-delà de la consternation). Tournant en extérieur quelques scènes d'un film que la mémoire cinématographique n'aura guère retenu, ce qui est peut-être une injustice, Bardot et toute l'équipe se retrouvent prisonnières sur les hauteurs du Vercors, à près de 2 000 mètres d'altitude... Ce qu'elle observe n'est pas mal vu, mais Dieu qu'elle sait avoir la dent dure !

 

 

Mamie était toujours auprès de Nicolas.

Elle adorait son arrière-petit-fils et passait des heures à quatre pattes à jouer avec lui. Il venait d'avoir un an. Son anniversaire avait été fêté en famille, même Jacques avait participé à ce petit événement. Il y avait eu un gâteau dont il se fichait comme d'une guigne, beaucoup plus intéressé par la flamme de la bougie que par le gâteau lui-même.

Chaque fois qu'il me voyait arriver, il se mettait à hurler !

J'étais consternée...

Mamie l'appelait « son cher trésor » et lui trouvait toutes les excuses Moussia avait pour lui un sens de la propriété qui m'excluait de leur univers. Elle me reprochait l'état dans lequel ma vision le mettait. C'était gai ! Je me demandais vraiment ce que je fichais là et m'en allais la queue basse rejoindre Guapa.

La Bride sur le cou reprit avec Vadim.

 



Nous partîmes tourner les extérieurs à Villard-de-Lans. Un peu de neige, l'ambiance sports d'hiver donnerait du peps à l'intrigue. Ayant laissé Sami à Paris, j'étais d'une humeur de dogue et tournais en rond dans une chambre d'hôtel tendue de rideaux poussiéreux, dont les meubles avaient l'apparence vernissée du plus beau style Lévitan. C'était encore plus moche qu'à Cortina d'Ampezzo, et pourtant ! La neige semblait sale à travers les vitres sales ! Les levers à 7 h 30 du matin, en pleine nuit, le maquillage à 8 heures sous les lumières électriques me laissaient blafarde, à 9 heures, lorsque nous commencions à tourner dans un petit jour glacial. Le froid crispait mes traits, rougissait mon nez, verdissait mon teint. Tout le talent de Dédette, houppette figée, crayons gelés, rose à joue glacé, n'y pouvait rien.

Chacun était là avec sa chacune. Vadim traînait derrière lui une petite brunette de 17 ans qui se coiffait comme moi, s'habillait comme moi, et s'appelait Catherine Deneuve. Elle avait un côté nunuche qui était parfois exaspérant.

 


Un jour nous partîmes tourner à la « Moucherotte », un refuge perdu, uniquement accessible par téléphérique. Là-haut, dans ce nid d'aigle protégé des voitures, des routes et de toute civilisation, la nature reprenait ses droits et m'apparaissait enfin belle et pure.

L'hôtel tout en bois mais extrêmement confortable avec son immense cheminée et ses canapés de peaux de chèvre ressemblait enfin à ce que l'on espère trouver à la montagne. Il y avait du soleil, le travail était agréable et détendu. Vers 3 heures de l'après-midi, de gros nuages arrivèrent poussés par un vent violent. Espérant que le soleil allait réapparaître, nous attendîmes devant de grands verres de vin chaud à la cannelle. Mais plus le temps passait, plus le vent redoublait et plus les nuages devenaient noirs. Lorsque l'on tourne, personne n'a le droit de quitter les lieux avant la fin de la journée de travail même s'il se met à pleuvoir ou à neiger, les producteurs espérant toujours le petit rayon de soleil tant attendu qui permettrait de continuer la séquence.

Résultat, lorsqu'à 6 heures de l'après-midi on nous annonça que chacun pouvait rentrer chez soi jusqu'au lendemain, le directeur de l'hôtel nous expliqua avec grandes courbettes désespérées que la tempête empêchait le téléphérique de fonctionner.

Impossible à quiconque de partir. Bloqués, nous étions bloqués !

 

 



Il n'y a qu'à moi qu'il arrive de telles histoires, mais quelle connerie ce téléphérique même pas fichu de marcher au moindre souffle d'air. J'écumai de rage et décidai de partir à pied, ne supportant pas de me sentir prisonnière de quoi que ce soit. À peine sortie, je fis rapidement demi-tour. Une tempête de neige digne des steppes de la Grande Russie fouettait les vitres et les portes avec sauvagerie. On n'y voyait pas à un mètre. La ligne de téléphone était coupée, le vent hurlait dans les sapins un message de terreur, Dracula n'était sûrement pas loin ! Il fallut bien se résigner.

Les quelques chambres furent mises à la disposition des femmes, les machinistes eurent droit à des lits de camp et des sacs de couchage. L'électricité s'éteignit brutalement, seul le feu de la cheminée et quelques bougies nous éclairèrent. On nous servit une fondue au fromage pour cinquante personnes. Cela finissait par prendre des allures de roman de Jules Verne.

Ce qui m'exaspérait, c'était de ne pas avoir de brosse à dents et de ne pouvoir prévenir Sami qui allait téléphoner toute la nuit à l'hôtel, se demandant pourquoi je n'étais pas rentrée. J'aurais beau lui jurer mes grands dieux que j'avais été bloquée en haut de la « Moucherotte », jamais il ne me croirait.

Nous nous étions installées Dany, Dédette et moi dans une adorable petite chambre mais, n'ayant aucune envie de dormir, nous allâmes retrouver les autres dans la salle commune qui ressemblait à un abri pour réfugiés.

Vadim et Serge Marquand aidés par Michel Subor jouaient aux échecs pendant que Catherine Deneuve se désolait de ne pas avoir de chemise de nuit ! Claude Brasseur qui avait le rôle du copain de Michel Subor. faisait des tours de cartes à une jeune figurante un peu ronde, coiffée comme un pâtre grec, qui s'appelait Mireille Darc et que Francis Cosne, l'air aussi triste qu'un cocker, couvait des yeux. William Sivel, l'ingénieur du son de presque tous mes films, un homme très laid mais extraordinairement sympathique, vivant, généreux, racontait « la croisière jaune », une aventure qu'il nous avait déjà contée cent fois, mais qu'il arrangeait à de nouvelles sauces et qui faisait rire Robert Lefèvre, le chef-opérateur, discret, effacé, plein de talent. Les machinos sympas jouaient à la belote en trichant ! Je les connaissais tous, mais je les découvrais avec un regard neuf.

Cela finissait par être rigolo cette nuit forcée par le destin.

Dehors la tempête faisait rage.

 


À l'intérieur, le feu de bois et les bougies éclairaient nos mimiques lorsque nous jouions aux « Ambassadeurs », dont le but est de faire comprendre à ceux de notre camp une phrase, un titre de film, ou de livre sans dire un mot, uniquement par gestes, par mimes, par contorsions, ce qui donnait lieu à de fameuses rigolades. Il y avait « les bons » et « les mauvais ». Ceux qui comprenaient au quart de tour et les empotés, les cons-cons, ceux qui ne pigeaient que « couic ». Claude Brasseur, Vadim et Serge Marquand faisaient partie des « sublimes ». Je me situais avec Dédette, la scripte, Francis Cosne et Michel Subor dans « les bons », puis il y avait une ribambelle de « mauvais » dont Catherine Deneuve, Mireille Darc et Dany qui avaient l'air gauche emprunté, des timides sans imagination !

 

 

Je gardai un souvenir émerveillé de cette « Moucherotte », me jurant bien d'y revenir un jour passer mes vacances.

 

 

© Brigitte Bardot, in Initiales B. B., Mémoires tome 1, Grasset, 1996, pp. 286-288

 

 


 

 

19571231 Bardot-Bécaud 

 

 

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