L'article qui suit s’intitule "une expérience de travail collectif en classe de seconde". Ce compte-rendu, effectué par un professeur passionné de son métier et non dénué d'un humour de bon aloi, se lit avec plaisir et, on se plaît à l'imaginer, avec profit...

 

"La classe avait travaillé passionnément, et dans tous les genres d'activité. À côté des recherches purement intellectuelles, elles-mêmes très variées, allant de l'enquête à la dissertation, du résumé au tableau ; on avait interrogé des professeurs, visité des librairies, reproduit des gravures, consulté des directeurs de théâtre ou de cinéma, écrit à des Syndicats d'initiative ; le tout avec succès et déboires, à l'image même de la vie..."

 

 

 

I. Introduction : description de l'expérience

 

 

Le respect des programmes reste des soucis majeurs du professeur. Une double attitude s'offre constamment : soit prendre une vue d'ensemble d'un auteur, au risque de rester superficiel ; soit étudier à fond un texte, au détriment parfois de l'œuvre complète. Le récit de l'expérience suivante témoigne d'un effort pour échapper à ce double danger.

Le programme de Seconde prévoit "le Roman au XIXe siècle". Comment y étudier Balzac ? J'avais songé au Père Goriot qui mène droit au centre de la Comédie Humaine. Mais les héros de ce livre étaient bien grands ; mes élèves bien jeunes. Je m'arrêtai sur Eugénie Grandet. Sa popularité compenserait une situation un peu en marge de la Comédie Humaine. Après quoi je déclarai à mes élèves : "Nous allons faire ensemble un livre sur Balzac". Un travail d'équipe reste en effet possible en Seconde. L'absence d'examen officiel n'accentue pas l'individualisme déjà naissant à cet âge. Dernière occasion dont il faut savoir profiter. Je proposais toutefois trente sujets différents : ainsi la responsabilité personnelle subsisterait, mais il serait permis de s'entr'aider.

Pour éviter toute discussion, je suivis, dans la distribution des tâches dont j'avais gardé le secret, à la fois l'ordre logique des sujets et l'ordre alphabétique des élèves. Chacun pouvait cependant "devancer l'appel" et se porter volontaire dès la proclamation du sujet. Mais, en l'absence d'un amateur, l'élève appelé ne pouvait se récuser, et j'inscrivais son nom en regard du travail fixé dont la liste s'établissait ainsi :

1. Vie privée de Balzac.

2. Chronologie.

3. Calendrier balzacien pour l'année 1833.

4. Place logique et chronologique d'Eugénie Grandet dans l'œuvre de Balzac.

5. La Touraine et Saumur d'après Eugénie Grandet.

6. La maison : Porte, salle, coupe et plans des étages.

7. Justification du titre. Pourquoi Eugénie est-elle le personnage principal ? Classement des autres personnages. Leur division en clans.

8. L'argent. Son rôle dans le roman.

9. Personnages fictifs et personnages historiques.

10. Professions et classes sociales représentées.

11. Lien entre Eugénie Grandet et la Comédie Humaine : Personnages réapparaissants.

12. Autres avares de la Comédie Humaine.

13. M. Grandet "homme d'affaires".

14. Euclion (Plaute), Séverin (Larivey), Harpagon (Molière).

15. Ressemblances et différences entre Grandet et Harpagon.

16. Autres avares dans la littérature (de La Bruyère à Maupassant).

17. Tableau généalogique de la famille Grandet.

18. L'évolution du caractère d'Eugénie.

19. Madame Grandet.

20. Charles Grandet.

21. Nanon.

22. Autres servantes dans Balzac et dans la littérature (Jacquotte, Mariette, Geneviève, Félicité...).

23. La Rivalité Cruchot-Des Grassins.

24. Le Clergé dans Eugénie Grandet.

25. Balzac maître du temps : La durée du roman.

26. Balzac et la zoologie (les comparaisons animales).

27. Langue et style : Les Proverbes, le patois.

28. Eugénie Grandet au théâtre. Étude comparée des pièces et du roman.

29. Eugénie Grandet au cinéma. Autres films tirés de l'œuvre de Balzac.

30. La lettre de Zulma Carraud et la réponse de Balzac.

31. Comment André Maurois présente Eugénie Grandet  aux étudiants américains.

32. Dickens et Balzac.

33. Eugénie Grandet dans le Manuel littéraire de  MM. P. Castex et P. Surer.

34 Bibliographie.

 

La liste comportait, on le voit, quatre travaux supplémentaires en cas de difficultés. En réalité, ils furent attribués  par la suite à des volontaires. Inversement, certains sujets se recoupaient. Ainsi la liste des personnages fut établie six fois de façon différente : dans leur ordre d'apparition ; par ordre alphabétique ; selon leur importance ; en séparant les personnages fictifs des personnages historiques ; parmi ces derniers on distinguait encore ceux qui jouaient un rôle effectif dans le roman, tel Charles X, ami du marquis d'Aubrion ; enfin les personnages réapparaissants.

Chaque enquête exigeait donc la lecture de l'œuvre entière, la plume à la main. Et la confrontation des résultats garantissait contre toute défaillance.

Chaque élève prit ensuite une copie double (chemise du futur dossier à établir), d'un même format obligatoire pour tous, et inscrivit nom, sujet et numéro d'ordre. Premiers contacts avec "l'Administration" qui ne permet plus de fantaisies. Je n'acceptais de corriger les épreuves qu'à l'intérieur de ce dossier dont la couverture conservait la trace de mes observations. J'exigeais les références. Je prêtais mes livres, mais j'avais imposé une édition unique, l'édition Gibert, complète et d'un prix modique. Il restait enfin entendu, pour que le travail soit polycopié, qu'on procéderait avec la même discipline que dans les imprimeries. Aussi quelle joie, lorsqu'après bien des échanges, je rendais enfin la chemise avec la mention "Bon à tirer", et qu'il ne restait plus que la dactylo à trouver !

C'était pourtant un gros problème que celui de taper cette soixantaine de stencils, et mes loisirs n'y pouvaient suffire. Des pères généreux permirent à leurs secrétaires de remplacer quelques circulaires par des devoirs sur Balzac... Mais ce n'était pas sans appréhension que je laissais partir "à l'étranger" ces copies d'élèves. Comment se ferait la mise en pages de travaux si différents ? Je joignais bien quelquefois une feuille d'explications "ad usum Delphini". Mais les caractères des machines variaient. Ici, je n'avais pas prévu assez de stencils. Là, ils revenaient insuffisamment remplis. Il fallait alors modifier les textes, leur ordre, les renvois ; l'illustration ou les questionnaires prévus ! C'est là qu'on mesure, malgré les bonnes volontés, les difficultés d'un travail d'équipe.

Des dactylos ignorant le roman, confondaient y avec z, u avec n, disait et dirait ; soigneusement encouragées, il est vrai, par des écritures illisibles ou pleines de fautes en dépit de recopiages multipliés. Telle l'hydre de Lerne aux têtes sans cesse renaissantes, les fautes se renouvelaient d'un brouillon à l'autre, et je ne faisais qu'accroître mon travail par des lectures répétées. Alors je cédais... et c'était la catastrophe. L'élève avait écrit Nanon, et la dactylo avait lu Roman ! Je me souviens du labeur que me demanda la correction d'un stencil rempli de "Des Grarsins". C'est là aussi qu'on mesure l'importance de l'Écriture et de l'Orthographe. Or mes élèves distinguaient à peine la virgule du point, quand ils m'omettaient pas l'un et l'autre. Un moment, ,je crus tout perdu. Ce furent mes élèves eux-mêmes qui me relancèrent. Ne passaient-ils pas aussi leurs récréations à relire, corriger, recopier, vérifier, classer. Ils avaient raison. Notre honneur était en jeu. Camarades et parents avaient souscrit. Il fallait satisfaire la clientèle, lui en donner pour son argent.

Autre problème en effet, celui-là même qu'avaient connu Balzac... et Grandet : la question financière. Le Collège fournissait la machine. Il fallait rembourser l'encre, les stencils et le papier. On établit le budget. Si modeste que fût l'expérience — on ne tirait que les exemplaires souscrits, environ deux cents — elle allait coûter plus de vingt mille francs. Pour récompenser le zèle, il fut décidé que les élèves dont le rapport serait publié ne paieraient que moitié prix. Pour stimuler la vente, même réduction serait accordée à tout élève récoltant cinq souscriptions. On devine la propagande acharnée dans la division pour accrocher les clients ! On dit même (mais il y avait sans doute à Marcq d'aussi mauvaises langues qu'à Saumur) que certains trafics d'influence ressemblèrent aux combinaisons du père Grandet envers les créanciers de son frère ! Il est vrai que pour compenser ce double déficit, le prix des exemplaires avait été secrètement doublé de 75 à 150 francs ! Ainsi la générosité n'était qu'apparente, et il n'y avait pas des hommes d'affaires que dans les romans de Balzac. Un plus noble encouragement vint de la Société des Amis d'Honoré de Balzac. Trois prix, auxquels j'ajoutais encore plusieurs volumes payés sur les bénéfices.

Quinze jours avaient passé ; temps prévu officiellement pour l'exécution des travaux. Un coefficient "vitesse" majorait la note des premiers arrivés. J'avais expliqué en classe les principaux passages du roman : description initiale, portrait de Nanon, dispute entre le père et la fille, la mort de l'avare. Commentaire de textes indépendant de l'œuvre entreprise. Il fallut s'arrêter là. Tout entier à la mise en pages de l'ensemble, je n'avais plus le temps pour des corrections individuelles. Certains rapports, très bien travaillés, avaient envahi les pages prévues pour d'autres, selon la loi du premier occupant. On ne pouvait retarder la publication, les vacances approchaient ; ni accroître le nombre des pages, les crédits diminuaient. J'abandonnais donc, non sans regret, une "Bibliographie", fort complète, qui avait épuisé la patience de certains libraires complaisants ; un "Balzac-Dickens", rival de Zweig ; et surtout une étude minutieuse sur "la durée du roman". L'élève avait dressé une véritable chronologie d' Eugénie Grandet, relevant les jours, les mois, les années ; soulignant la lenteur des préparations, l'accélération du dénouement. On y surprenait Balzac, toujours maître du temps, vieillissant tout à coup Grandet de quatre ans, au moment de le faire mourir ou rajeunissant Nanon, à l'heure de son manage avec Cornoillier. Ce fut un gros sacrifice. Des questions, plans ou résumés remplacèrent en dernière heure les travaux inachevés. Sur trente élèves, je n’avais pas eu cinq défections.

Ainsi, l'essentiel se trouvait atteint. La classe avait travaillé passionnément, et dans tous les genres d'activité. À côté des recherches purement intellectuelles, elles-mêmes très variées, allant de l'enquête à la dissertation, du résumé au tableau ; on avait interrogé des professeurs, visité des librairies, reproduit des gravures, consulté des directeurs de théâtre ou de cinéma, écrit à des Syndicats d'initiative ; le tout avec succès et déboires, à l'image même de la vie. Des personnalités s'étaient dégagées, des dévouements révélés, et le sens social y avait souvent plus gagné que la matière cérébrale. Enfin Balzac avait marqué de son génie volontaire ces jeunes imaginations, auquel nous avions emprunté l'épigraphe de notre travail : "La vie, c'est du courage".

 

 

 

II. QUELQUES TEXTES PARALLÈLES

 

 

Grandet    Harpagon

 

Secret

 


"Là, sans doute, quelque cachette avait été habilement pratiquée..."
Lui seul avait la clef de ce laboratoire, où il consultait des plans..."
(Class. Larousse I, p. 56-57)


"On n'est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidèle".
(Harpagon, acte I, scène 4 - Coll. Desgranges, Molière, p. 528)
"Il faut bien qu'il ait quelque part un ample magasin de hardes..."
(Cléante, acte II, sc. 4 - C. D., p. 554)

 

 

Restrictions

 


"Nous sommes cinq, aujourd'hui, monsieur. C'est vrai, répondit Grandet, mais ton pain pèse six livres, il en restera. D'ailleurs, ces jeunes gens de Paris, tu verras que ça ne mange point de pain...
(Class. Larousse I, p. 64).


"Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit ; quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix..."
(Harpagon, acte III, sc. I - C.D., p. 573).

 

 

Placements

 


"Puisque je toucherai mes intérêts à huit, je ferai cette affaire. En deux ans, j'aurai quinze cent mille francs que je retirerai de Paris en bon or..."
(Class. Larousse I, p. 87).
Grandet paie la rente de sa fille avec les bijoux de Charles.
"Ainsi, en peu de temps, tu auras toutes ses breloques..."
(Lar. II, p. 76).


"Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites ? de sacrifier gloire et réputation au désir insatiable d'entasser écu sur écu..."
(Cléante, acte II, sc. 2 - CD., p. 553).
Harpagon prête à Cléante à condition qu'il rachète "hardes, nippes et bijoux..."
(Acte II, sc. 1 - C.D., p. 548).

 

 

Monomanie

 


"Quand il pouvait ouvrir les yeux, il les tournait vers la porte du cabinet où gisaient ses trésors... Y sont-ils ?... Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis..."
(Lar. II, p. 78).


"Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent..."
(Harpagon, acte II, sc. 3 - CD., p. 554).
"Votre argent vous sera rendu - Où est-il ? N'en a-t-on rien ôté ? Il faut, pour me donner un conseil, que je voie ma cassette. - Vous la verrez saine et entière... - Allons faire part de notre joie... - Et moi, voir ma chère cassette..."
(Harpagon, Cléante, acte V, sc. 6 - C.D., p. 634-636).

 

 

III. Différences

 

 

Grandet    Harpagon

 

L'époux

 


Grandet est marié, mais peu affectueux.
"Sa femme, qu'il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent..."
(Class. Larousse I, p. 20).


Harpagon est veuf, mais amoureux.
"J'ai dit à la mère, le dessein vous aviez conçu pour Marianne à la voir passer..."
(Frosine, acte II, sc. 5 - C. D., p. 559).

 

 

Le père

 


Grandet aime sa fille.
"Il la serra, l'embrassa.
" - Oh ! comme c'est bon, d'embrasser sa fille après une brouille ! ma fifille !
" - "Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons plus qu'un maintenant".
(Class. Larousse II, p. 73).


Harpagon tyrannise ses enfants.
"Si notre père s'oppose à nos désirs, nous te quitterons tous deux et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable..."
(Cléante, acte I, sc. I - C.D., p. 521).

 

 

L'hôte

 


Grandet est humain.
Il a su s'attacher Nanon.
"Allons, régale-toi, Nanon !"
"- Que voulez-vous, ma mignonne ?..."
"Cette pauvre Nanon !..."
(Lar. I, p. 28-29).


Harpagon est inhumain.
Ses domestiques le détestent.
"Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard..."
"Que j'aurais de joie à le voler !"
"La peste soit de l'avarice et des avaricieux..."
(La Flèche, acte I, sc. 3 - C. D., p. 522, 525).

 

 

Le maître

 


Grandet est respecté.
"M. Grandet inspirait donc l'estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne..."
(Lar. I, p. 17).


Harpagon est ridicule.
"Vous êtes la fable et la risée de tout le monde ; et jamais on ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de fesse-mathieu..."
(Maître Jacques, acte III, sc. I - C. D., p. 579).

 

 

IV. LE CARACTÈRE D'EUGÉNIE

 

Si la passion détruit l'être quelquefois, elle le grandit. Le père Grandet meurt pour son or, Eugénie vivra pour son amour. Ainsi, dans Molière, Don Juan meurt, Agnès s'éveille.

Au début du roman, nous voyons une Eugénie si soumise et si obéissante envers son père qu'à son anniversaire elle n'ose, sans son ordre, prendre les cadeaux.

L'arrivée de Charles bouleversa tout. Elle se sentit attirée par ce cousin auréolé de malheur et le premier aspect de son amour fut la pitié. Alors vient l'initiative, en attendant l'audace. Elle prépare la chambre, met un napperon, fait acheter de la bougie et allumer du feu. Le menu est amélioré. Sa personnalité se dégage.

Elle s'affirme différente de son père. Cette distinction va devenir opposition. L'occasion en est le douzain : elle donne à Charles son trésor. Lorsque son père s'en aperçoit, une scène terrible éclate où Eugénie se révèle tout amour et toute volonté. Elle se rend égale à son père mais dans cette première lutte un déséquilibre s'opère, et l'insolence pointe. Cette erreur permet à Grandet de triompher apparemment.

Pourtant l'or qui les a séparés va bientôt les réunir. Pour garder l'héritage de Mme Grandet mourante, le père se réconcilie avec sa fille. Peu après, il meurt à son tour. Charles n'a plus qu'à l'abandonner. C'est la mort de son amour, et l'effondrement qui s'ensuit.

Alors s'opère la "conversion". Le sacrifice la grandit. La victime devient héroïne. Balzac dit "Un ange".

"Ceci est de l'amour, l'amour vrai, l'amour des anges, l'amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt". (Garn., p. 169 ; Class. Lar. II, p. 93). Elle n'a plus qu'à "déployer ses ailes". Eugénie "marche au ciel" dans un "cortège de bienfaits". C'est le triomphe de la charité.   

 

 

V. Schéma du caractère d'Eugénie

 

 

 schéma

 

 

VI. La maison de Grandet

 

 Rez-de-chaussée

 

 

 [La salle étant vue du côté du couloir, il manque une porte]

"... Au rez-de-chaussée de la maison, la pièce la plus considérable était une salle dont l’entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochère... Cette pièce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée ; des panneaux gris, à moulures antiques, la boisaient de haut en bas ; son plafond se composait de poutres apparentes également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrusté d’arabesques en écaille ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdâtre dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer l’épaisseur, reflétaient un filet de lumière le long d’un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins... Les sièges, de forme antique, étaient garnis en tapisseries représentant les fables de La Fontaine ; mais il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espèces de buffets terminés par de crasseuses étagères. Une vieille table à jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenêtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromètre ovale, à bordure noire... Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel... Aux deux fenêtres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie à glands d’église... Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d’élever madame Grandet à une hauteur qui lui permît de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l’embrasure, et le petit fauteuil d’Eugénie Grandet était placé tout auprès..." (Eugénie Grandet, Édit. Gibert, page 18]

 

 

© J. Sablé, Professeur au Collège de Marq-en-Baroeul (Nord), in l'Information littéraire, 7è année, 1955, IV, mars-avril.

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 


 


 

 

Le 15 décembre 1970, la télévision française, dans le cadre de l'émission Petit théâtre de nuit, donnait une belle interprétation d'Eugénie Grandet - on peut aujourd'hui, sur la toile, retrouver cette émission (mais uniquement le son, pas l'image). Du Balzac sur la télévision publique ! Aujourd'hui, on a heureusement changé tout ça : on nous abreuve d'Hanouna, de Ruquier et autres Plaza. Le progrès, vous dis-je, car c'est sûr, on nous l'a assez claironné : le niveau monte. Mais revenons au fait : pour commenter cette émission, ou magnifier le monde de Balzac, le quotidien du soir que l'on sait, qui était encore, alors, "de référence", publia dix jours plus tard toute une page consacrée à des "Regards sur le monde balzacien".
Il s'agissait, d'une part, de rendre compte sous la plume de Bernard Guyon de la thèse de Pierre Barberis consacrée à Balzac et le mal du siècle, et d'autre part de permettre à Marie-Jeanne Durry de donner librement son sentiment sur Eugénie, en partant précisément de la pièce de théâtre, et du "grand débat subséquent" qui s'en était suivi. Si Marie-Jeanne Durry, née Walter (1901-1980) reçue avec le numéro 1 à l'agreg. de grammaire, en 1927, a peut-être été un peu oubliée de nos jours, sinon des "littéraires", elle n'en demeure pas moins une bonne femme de première grandeur (comme Bernard Guyon : deux sacrées pointures), un "prof de Fac" comme il en avait encore à l'époque, avant que la vague des médiocres post-soixante-huitards cooptés ne vienne mettre fin à cette excellence française (cf. la loi Faure de 68, et ce qu'est devenue l'Université française, telle que nous la font découvrir les divers "classements" de Shanghai, THE et QS).
Mais savourons ce petit chef d’œuvre d'élégance et d'intelligence qu'est l'article de la grande Marie-Jeanne...

 

À propos d’Eugénie Grandet : Le duel d'un père et d'une fille

 

Eugénie Grandet à la télévision...

Grand débat subséquent, organisé par M. Gédéon, valeureux président des Amis de Balzac, dans l'hôtel de Saint-Fargeau. Aux choses fortes ou subtiles dites par les critiques, les balzaciens, le réalisateur, les acteurs, comment réagit l'auditoire ? Ainsi, pour mon amer amusement,

Primo : nombreux ceux qui n'avaient jamais lu le roman.

Secundo : nombreux également ceux qui voyaient dans le paiement des dettes de Charles par Eugénie un moyen de le "tenir" et d'empêcher son mariage.

Tertio : plus nombreux ceux qui ne trouvaient pas Grandet si avare que ça.

Quarto : plus nombreux encore ceux qui estimaient qu'aucun engagement ne liait Charles à Eugénie.

Je relis :

"Quand Eugénie mit la clé [du coffret que Charles lui laisse en échange de son or] dans son sein, elle n'eut pas le courage de détendre à Charles d'y baiser la place.
- Elle ne sortira pas de là, mon ami.
- Eh bien ! mon cœur y sera toujours aussi.
- Ah ! Charles, ce n'est pas bien, dit-elle d'un accent peu grondeur.
- Ne sommes-nous pas mariés ? répondit-il ; j'ai ta parole, prends la mienne.
- À toi, pour jamais ! fut dit deux fois de part et d'autre.

Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure : la candeur d'Eugénie avait momentanément sanctifié l'amour de Charles
".

Mais, n'est-ce pas, en matière amoureuse, quoi de plus usuel depuis que le monde est monde que l'abandon d'une jeune fille par un jeune homme ?

 

 

Alain disait : "[...] qui pénétrera Grandet quand il est peint impénétrable ?"

Monstre ou non ! J'en tiens pour le monstre ! Dès le départ, nous voilà instruits : le seul être qui lui soit réellement quelque chose est sa fille, Eugénie, "sa seule héritière". Telle la qualité de son unique attachement humain ! Feint-il la bonhomie ? J'en hume la fausseté. Comment mettre à son actif les instances où, tandis qu'il séquestre sa fille, il se cache derrière un tronc d'arbre pour contempler les longs cheveux d'Eugénie, qui se peigne, où il flotte "sans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de son caractère et le désir d'embrasser son enfant" ? Il ne la maintiendrait pas moins prisonnière si on ne l'épouvantait en lui démontrant qu'à la mort de Mme Grandet elle pourrait bien réclamer le partage de la fortune.

Certes, outre ces aimables traits, il possède une sorte de génie du commerce, de la spéculation, digne de son époque, une avarice qui garde son sens propre d'avidité, ce qui empêche "le bonhomme" de se borner à la jouissance nocturne de ses tonneaux remplis d’or, et le pousse même, pour que cet or fructifie, à le convertir en rente - Harpagon n'aurait jamais pu s'y résoudre ! Ses idées, dont chacune est suivie d'une réussite, dépassent de mille coudées celles de tous les Saumurois réunis, et font de l'ancien tonnelier une manière d'augure respecté, craint, dont les moindres actes ou paroles sont tournés et retournés.

Monstre quand même, avare quand même, au sens le plus commun du terme, lui qui laisse femme et fille dans le dénuement le plus complet, compte jusqu'à la moindre tranche de pain, commande à Nanon le régal d'un bouillon de corbeaux, n'admet pas qu'on achète une bougie au lieu de chandelle, et pousse au tombeau son impeccable épouse. Comme chez tous les héros balzaciens, la passion grandit en lui au fur et à mesure du roman - et, chez lui, de la vieillesse. Le monstre s'épanouit dans la scène de l'agonie, où il exige des louis à contempler, béatitude qui le "réchauffe", et, pour mot suprême, répond à Eugénie, agenouillée, en larmes, qui lui demande sa bénédiction : "Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là-bas".

 

 

Quant au véritable sujet du roman ? L'avarice ? Alain disait : "le commerce". On rappelle toujours, aimablement, mes propres lignes : "Eugénie Grandet porte à bon droit pour titre le nom de l'héroïne. Cette histoire n'est point tant celle du père Grandet ou de l'avarice... que celle de la passion chez Eugénie". Depuis, j'ai changé d'avis. Ni l'avarice ni l'amour; et le personnage essentiel n'est ni Grandet, quoiqu'il laisse dans l'esprit une photographie beaucoup plus inoubliable, ni Eugénie, quoique dans le préambule et l'épilogue abandonnés (1) le principal accent soit mis sur elle. Le vrai sujet est le duel entre le père et la fille. Peut-être que j'exagère. Peut-être y a-t-il plusieurs sujets : l'avarice ; la sombre virtuosité du spéculateur ; l'amour virginal dans sa naissance, son dévouement sans bornes, sa force, sa patience, son naufrage. Mais tous sont noués du nœud le plus serré dans cet affrontement.

Le moment où le duel commence, le tournant, est marqué très précisément et très tôt. Le "seul aspect de son cousin" insuffle à Eugénie sa première "terreur à l'aspect de son père... maître de son sort". Elle se croit "coupable d'une faute en lui taisant quelque pensée". Peu d'heures après, elle est amenée à s'interroger sur les sentiments de Grandet. Et le même matin, littéralement, nettement et calmement, elle défie son père. C'est pendant le déjeuner qu'elle a préparé pour Charles et auquel il a commencé de faire honneur, en l'absence de l'oncle inhumain, tandis qu'elle tremble que ce dernier ne rentre à l'improviste. Quand il est en effet rentré, quand il enlève aussitôt le sucre destiné au café de Charles, un simple geste transforme soudain les rapports de la fille et du père. Eugénie reprend la soucoupe du sucre et la met sur la table en contemplant Grandet avec calme, malgré le regard dont il la foudroie et dont la seule idée la terrifiait quelques minutes auparavant. Un mouvement, et, à partir de lui, tout change : la soumission est devenue affrontement. Jamais Balzac n'est plus grand que lorsqu'il peint une âme et sa mutation dans un acte, et silencieux.

De là au don de son or à son cousin, Eugénie affirme toujours davantage sa volonté inébranlable qui éclate pendant la scène où Grandet lui ayant réclamé, comme périodiquement, de voir les pièces qu'elle possède, elle se lève, va vers la porte, puis se retourne brusquement, regarde son père en face et lui dit : "Je n'ai plus mon or". La froideur qu'elle oppose à la fureur, la logique glaciale de ses réponses ou son mutisme sont tels que, par la bouche de Grandet même, tout le caractère où elle se révèle sera dépeint : "Elle ne bougera pas. Elle ne sourcillera pas. Elle est plus Grandet que je ne suis Grandet".

 

Pareille volonté ne fléchit point. Eugénie abandonne la succession de sa mère au rapace. C'est que rien ne lui est plus indifférent que l'argent ; rien ne compte que l'amour entré en elle à jamais. Elle s'y tiendra jusqu'à la fin, avec l'obstination d'une passion désormais sans espoir et tout intérieure. Volonté qui se déploie sous maintes formes. Dans le comportement d'Eugénie orpheline, abandonnée par l'homme en qui elle avait mis sa foi, mais sachant affecter partout l'impassible contenance dont Grandet lui a donné le modèle. Dans sa façon d'accorder sa main à M. de Bonfons. Ne lui dit-elle pas, même si c'est d'une voix émue : "Je sais ce qui vous plaît en moi", offense la plus cinglante, synonyme de : vous n'en avez qu'à mon argent. Elle cède sa main et sa fortune, mais avec l'exigence d'un mariage blanc, et la condition absolue d'être laissée libre pendant sa vie - libre de méditer sur le "sentiment inextinguible" qui ne cessera de l'habiter malgré la trahison.

Volonté encore, celle que son prétendant aille payer sur les trésors qu'elle lui apporte les 2 ou 3 millions de dettes laissés par le défunt père de Charles, unique réponse à une lettre et une conduite indignes, unique vengeance puisée dans sa toute générosité, - "Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler", pourrait-elle presque dire - : ainsi le fils du failli pourra-t-il épouser Mlle d'Aubrion. Que, restée seule, elle fonde en larmes, une fois qu'elle a elle-même fixé son destin, à quel point cependant n'a-t-elle pas été maîtresse de chacun des termes qu'elle emploie dans chacune des lignes qu'elle a tracées, dans ce souhait durement ironique derrière le désespoir qui ne veut pas s'exprimer : "Soyez heureux selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours".

Après la mort de son infâme mari, est-ce un triomphe posthume de Grandet que l'adoption par cette femme vierge, demeurée tout sentiment, du programme d'existence qu'il avait jadis fixé ? Non, car la "raideur" de vieille fille malgré les fausses épousailles et la beauté subsistante, les habitudes étroites et chiches masquent et crient le dédain total pour l'existence matérielle. Ces bienfaisances considérables d'Eugénie et sa sainteté n'empêchent pas le creusement perpétuel de sa méditation sur le sentiment essentiel, creusement dont rien ne nous est dépeint, dont nous sommes libres de tout imaginer, et, par exemple, que la délaissée s'étonne peut-être parfois en songeant que l'amour humain, même bafoué, même perdu dans le lointain du temps, que la désolation de ne pas avoir été aimée, puissent subsister en elle qui accomplit tous les devoirs de l'amour divin. Il lui serait même égal d'épouser ou de ne pas épouser quelque quidam en secondes noces, tant ce qui se passe sur terre l'atteint peu.

Je songe à telles autres jeunes filles de Balzac. Il m'apparaît qu'un trait les marque profondément. Dieu sait si l'on a parlé de la volonté et de l'énergie dont l'écrivain charge comme des canons un si grand nombre des personnages de la Comédie humaine (ainsi le fluctuant Raphaël de la Peau de chagrin a écrit un Traité de la volonté). Mais que dire des jeunes filles, de certaines tout au moins ?

Déjà la volonté est le propre d'Annette dans cette Suite du Vicaire des Ardennes, due au jeune Balzac déguisé en Horace de Saint-Aubin. Elle aussi, elle aime le cousin pour qui elle a tout fait, et déjà aussi il s'appelle Charles ! Mais qu'une seule fois il manque à la fidélité, qu'il doive la réussite à une vulgaire intrigue amoureuse, c'en est fait, elle ne garde pour lui qu'un dévouement amical, et rien ne peut l'écarter de la sévérité de ses principes, de sa fermeté, de son assurance, qui lui donnent, pour les exprimer, "une franchise d'innocence qui tient de l'audace", "force", "chaleur", "courage", "fierté". Quand, ensuite, la passion dont le pirate Argow s'éprend pour elle l'envoûtera, il suffit, pour qu'elle reprenne son empire sur elle-même, d'une méditation à l'église. Après quoi, elle sera, sans défaillance, l'héroïque compagne de l'ex-criminel, et capable, à travers l'incendie, de saisir Argow, de le soulever, de le porter parmi les couloirs embrasés, de voler sous ce faix à travers les flammes; ainsi un jour futur, Mme de Sérizy brisera-t-elle comme paille, de ses mains fragiles, un barreau de fer de la Conciergerie pour tenter de retrouver vivant Lucien de Rubempré.

Redoutable, le caractère de fer qu'héberge "dans sa forte tête de frêle jeune fille" la sinistre Rosalie de Watteville. La fille de la sainte Mme de Chanterie est douée d'une "fermeté presque virile". Même la toute jeune fleur qu'est Ursule Mirouët possède une " force de caractère " faite pour vaincre.

 

Tout cela, chez la plupart, sous "une sorte de mignardise dans la physionomie" qui trompe sur le véritable caractère et sur la mâle décision, de même que les petites mains, les petits pieds, quelque chose de mince et de délicat dans toute la personne, qui exclut toute idée de force et de vivacité.

Dernière image que je veuille invoquer : celle de la victime entre toutes, la pauvre délicieuse petite Pierrette que les féroces Rogron mènent à la mort. La vieille Sylvie a beau la torturer, dès qu'il s'agit de son amour pour Brigaut l'enfant s'enferme dans le silence avec un "entêtement breton". La mégère a beau briser son corps, elle ne brise pas son âme. Pierrette ne desserre pas le poing qui enferme le billet de Brigaut, quoique Sylvie tente de lui ouvrir les doigts de force, enfonce ses ongles dans la tendre chair, saisisse le bras de la malheureuse, lui frappe le poing jusqu'au sang sur l'appui de la fenêtre, sur le marbre de la cheminée. Pierrette lui a opposé "une résistance égale à celle d'un bloc d'acier", l'a défiée "par le terrible regard de l'innocence". "Droiture inflexible", est-il dit à propos de Mlle de Chanterie qui finit sur l'échafaud. Oui, inflexibles, ces créatures, dont certaines touchent encore à l'enfance, et sont pourtant, comme Balzac le dit de la femme dans un de ses jours d'indulgence, comme l'est Eugénie Grandet : "forte autant que l'homme est fort et délicatement intelligente, pour les sentiments, comme est l'ange".

Je n'en finirais pas de me poser des questions. Dans la Comédie humaine, la volonté de ces jeunes filles me paraît, plus souvent que chez les hommes, toute liée à la naissance de leur amour et nourrie par lui. Je sacrifierai à la mode : je ferai des statistiques.

(1) Mais donnés, par M. Castex, en 1963 dans son édition des "Classiques Garnier".

 

© M.-J. Durry, in Le Monde du 25 décembre 1970, page 18.

 

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