Une approche forcément rapide - puisqu'il s'agit ici de notes prises en cours - mais cependant non dénuée d'intérêt, d'un pédagogue important, mais tellement oublié !

 

 

 

I. - INTRODUCTION

 

En apparence, il s'agit d'un sujet très limité et fort peu actuel. Comme écrivain, en effet, Érasme n'est plus un auteur très connu : ses œuvres sont écrites en latin ; on ne les aborde surtout qu'en traduction. Le public ne connaît guère de lui que l'Éloge de la Folie (qui vient de paraître dans la collection du Livre de Poche, à cause sans doute de son tricentenaire), et souvent même n'en connaît que le titre. Érasme est très peu connu en France comme auteur pédagogique : on le cite plus qu'on ne le lit. Ce n'est plus guère qu'un grand nom dans l'histoire littéraire et pédagogique de l'humanisme.

Pourquoi, alors, vouloir y intéresser durant un semestre des étudiants qui préparent le certificat de psychologie de l'enfant et de pédagogie ?

C'est qu'en réalité l'étude de ses idées sur l'éducation a un intérêt plus large, plus varié et moins inactuel qu'il ne paraît.

1. - Érasme fournit l'exemple d'un auteur qui a une conception personnelle de l'éducation, de l'enseignement, de l'élève et du professeur : son œuvre a une valeur doctrinale indéniable.

2. - Il s'agit d'une étude historique : comme telle, rappelons la place de l'histoire de la psychologie dans la forme nouvelle donnée aux études de psychologie. L'étude historique permet aussi de nous faire connaître l'origine de certaines pratiques éducatives traditionnelles et fondamentales :

- L'interrogation des étudiants à l'université, des élèves à l'école : Socrate et la maïeutique.

- L'école comme établissement d'éducation vient du Haut Moyen Age (Écoles monastiques) .

- L'enseignement de la rhétorique date de la Renaissance, sous sa forme classique et en particulier d'Érasme.

- Les exercices écrits se sont répandus grâce à la pédagogie des Jésuites.

Cette histoire de l'éducation nous fait connaître les changements à la fois des pratiques et des doctrines pédagogiques... (cf. la situation de l'étudiant du temps d'Érasme et celle de l'étudiant en 1966). Une approche historique éclaire en outre la psychologie et la psychologie génétique, cette histoire de la croissance. Non seulement Érasme a vécu la Renaissance - qui manifestait alors un intérêt accru pour la pédagogie - mais, de plus, nous verrons dans son œuvre ce que pouvait être une psychopédagogie avant la lettre, c'est-à-dire avant que la psychologie scientifique ne se constitue. Se rappeler que le mot "psychologie" date de cette époque (il a été forgé par un Allemand contemporain d'Érasme) ; mais la chose ne se développera qu'au XVIIIe siècle.

L'œuvre pédagogique d'Érasme est l'un des antécédents de la psychopédagogie. Son "De pueris" vient de faire l'objet d'une traduction française excellente de J.-Ch. Margolin ainsi que des commentaires s'y rapportant. Érasme donne là l'exemple d'une pédagogie qui veut s'appuyer sur la connaissance de l'enfant et où les principaux problèmes de l'éducation sont abordés. La limitation du sujet ne doit pas faire illusion : il doit permettre de comprendre une époque pédagogique (la Renaissance), une doctrine de l'éducation (celle du "Prince des humanistes") et en même temps une étape dans l'étude et la connaissance de l'enfant. Comment mener cette étude ? Des exposés d'encadrement sur l'époque, la vie, les idées d'Érasme alternant avec des commentaires de texte et une courte bibliographie nous y aideront.

 

 

II. - LE MILIEU SOCIO-CULTUREL OÙ A VÉCU ÉRASME

 

a) Le foyer de civilisation rhénan

 

La région du Rhin, de la Suisse à la mer du Nord, a été, entre la moitié du XVe et le début du XVIe siècle (1450-1530), un foyer dynamique de civilisation. Sans peut-être avoir l'éclat de la Renaissance italienne, on peut cependant parler d'une Renaissance flamande (l'activité économique des villes, le développement des arts). Mais le foyer rhénan a des caractéristiques propres : il est lié au développement de l’État politique flamand-bourguignon ; il fut le berceau de l'imprimerie ; il donne naissance à une littérature plus savante qu'artistique ; l'influence religieuse y fut considérable (diffusion de la Réforme protestante - Luther, Zwingli, Bueer, Calvin) ; enfin il connut une intense activité pédagogique.

 

b) Les conditions politiques

 

Le foyer rhénan, c'est surtout l'État flamand bourguignon, sous la souveraineté lointaine du Saint Empire Romain Germanique : villes et communes enrichies s'émancipent en Flandre, en Suisse et en Alsace. Les ducs de Bourgogne, puissants et ambitieux, désirent l'extension de leurs territoires et luttent contre les libertés communales. La Cour au temps de Philippe le Bon, Grand-duc d'Occident, brille par son faste et par les arts. La seconde moitié du XVe siècle est marquée par la réunion des Pays-Bas au Duché de Bourgogne. Le futur empereur Charles-Quint naît, à Gand, prince bourguignon ; il essaie d'abord de reconstituer le domaine de son aïeul, Charles le Téméraire. C'est donc une réalité politique importante que cet État flamand-bourguignon qui unit la royauté en danger. Érasme y grandit, y exerce même une fonction de conseiller.

 

c) La richesse des pays rhénans

 

Les pays rhénans sont une corne d'abondance ouverte sur la mer du Nord : Gand compte jusqu'à 40.000 métiers textiles. Ils connaissent une très grande activité économique, le Rhin constituant une région d'intense communication : il n'est pas seulement "la rue des prêtres", mais la "Geleibstrasse" avec la puissance des guildes de marchands. Les relations des pays rhénans avec les villes hanséatiques (les ports de la Baltique et de la mer du Nord) sont très prospères.

 

d) L'activité artistique et intellectuelle

 

La seconde moitié du XVe siècle marque l'apogée de cette Renaissance (au XVIe, l'italianisme ira grandissant). C'est l'époque des grands peintres : Van Eyck, Royer de la Pasture ; des grands sculpteurs (Slutis et le "Puits de Moïse", à Dijon) ; des musiciens : Roland de Cassus, musique religieuse et musique profane de cour. La polyphonie de la Renaissance précède le choral luthérien. Là grandit un grand foyer de l'humanisme européen. Renaissance intellectuelle, aussi, mais les œuvres de l'humanisme rhénan vers le milieu du XVe siècle sont encore peu nombreuses. Cette période se caractérise surtout par la soif extraordinaire de savoir : en un demi-siècle se créent onze universités : Fribourg, Trèves, Mayence, Bâle, Tübingen... C'est le culte de l'érudition patiente, élégante ou indigeste : pas de paganisme comme en Italie, l'humanisme rhénan est chrétien (période de la Réforme et de Luther). Gutenberg invente l'imprimerie, les ateliers d'imprimerie se multiplient alors avant de pénétrer en France, à Lyon d'abord, à Tours ensuite et à Paris.

 

e) Les grandes villes

 

Amsterdam, Rotterdam, Bâle (1536) et les deux foyers humanistes alsaciens : Sélestat (J. Wimpheling) et Strasbourg, qui abrite un réformateur humaniste et libéral, J. Steven, ancien professeur au Collège de France (il y fonda le premier Grand Collège humaniste).

Les pays rhénans subissent alors deux influences :

 

- a) de l'ouest, de Paris, l'influence française (G. Budé) ; François 1er aide à l'essor des belles lettres (Collège de France ... )

- b) de l'est, influence allemande venue de la Saxe et - des pays du Main ; c'est le courant de la Réforme, surtout luthérienne.

 

La lutte sera vive dans les pays rhénans entre ces deux influences, entre catholicisme et protestantisme.

 

 

III. - L'ACTIVITÉ PÉDAGOGIQUE DANS LES PAYS RHÉNANS

 

L'humanisme rhénan se distingue de l'humanisme italien ; le souci pédagogique l'emporte sur le souci esthétique ; par ailleurs, il est plus tourné vers le monde de la réalité que vers la métaphysique. Jacques Wimpheling (Sélestat), écrit des livres sur l'éducation et sur l'adolescence.

 

1. - L'activité pédagogique et ses manifestations

 

L'activité pédagogique s'est manifestée par la création d'un grand nombre d'établissements pour l'enseignement. Les Pays-Bas ont connu, à côté des écoles latines et des grandes universités (Louvain), le développement des "écoles urbaines" où étaient enseignées les choses utiles à la vie. Ainsi les commerçants y apprenaient une langue étrangère, comme le français ; il existait des manuels de conversation ; la géographie, connaissance des grandes voies commerciales (Cf. A. Clausse : Introduction à l'Histoire de l'Éducation). Ce développement est donc lié à une grande période d'activité socio-économique. On forme des politiciens, des hommes d'affaires, des syndics de marchands, etc.

 

2. - Le mouvement des Pères de la vie commune (ou Hiéronymites, fondés en 1384)

 

Foyer mystique, puis pédagogique.

Il constitue une autre source du mouvement pédagogique qui s'est manifesté par la création d'écoles auprès de grandes abbayes (Deventer sera ainsi un foyer d'éducation où l'on veut donner un enseignement plus "libéral", prenant ses sources dans l'Antiquité). Nous sommes donc en présence d'une région où, grâce aux initiatives, l'introduction à l'humanisme est rendue possible. À la variation d'écoles à cette époque correspond le système des classes étagées comme nous le connaissons aujourd'hui (datant de la Renaissance).

Ce mouvement est plus lié qu'il n'apparaît au développement économique de l'époque :

En regardant les textes de plus près, il apparaît que les Pères de la vie commune n'ont pas été surtout des enseignants : en fait, ils s'occupaient du logement des étudiants. Sorte d'intendants, les Hiéronymites dispensaient et l'hébergement et les conseils ; l'enseignement n'était pas leur fait à eux, et ils constituaient plutôt un mouvement mystique en vue de la contemplation ; l'enseignement les aurait détournés de la vie commune.

À cette époque, l'orientation du mouvement change d'allure avec le début du XVIe siècle : les pères deviennent des enseignants, parce que l'invention de l'imprimerie, à la fin du XVe siècle, les a appauvris (leur grande ressource était la copie des manuscrits). Ils donnent alors un enseignement et ont en quelque sorte opéré une reconversion professionnelle. Le retentissement de l'imprimerie sur l'enseignement les fait aussi imprimeurs (Deventer). La tradition des grands imprimeurs est née à ce moment-là : ce sont les premiers manuels, dérivant d'abord de la tradition du Moyen Age, puis s'inspirant des vues nouvelles de l'humanisme.

Ce foyer de l'humanisme rhénan présente donc des caractères spécifiques qu'il était bon de souligner si l'on veut comprendre l'œuvre d'Érasme.

 

 

IV. DÉSIRÉ ÉRASME 1466 (?) - 1536

 

1. - Son état civil

 

Son nom patronymique, la date de sa naissance sont objets de discussion parmi les historiens (Desiderius Erasmus Roterodamus, ou Érasme de Rotterdam).

C'est un enfant naturel. Son père était surtout citoyen de Gouda. Son père était-il prêtre ? Encore une question débattue. Sa mère était fille de médecin.

Son prénom Érasmus est inscrit aussi à l'état civil. En français : Désiré (qui en bas allemand se traduirait par Gérard et signifie Désiré), comme Érasme signifie également Désiré en grec.

Sa date de naissance fait problème. Il meurt en 1536, âgé de 70 ans. Il est né à Rotterdam et s'est toujours fait appeler "Érasme de Rotterdam". Né en 1466 ? Ce n'est pas certain. On penche aujourd'hui pour 1469. Cependant, on fête cette année le cinquième centenaire de sa naissance.

 

2. - Sa vie et le caractère de son œuvre

 

2.1.) Sa vie.

 

a) Son enfance (d'abord heureuse) :

 

- Passe ses premières années auprès de sa mère.

- À 5 ans, va dans une petite école, à Gouda.

- À 9 ans, école à Utrecht ; il est choriste à la cathédrale et peut-être l'élève d'un grand musicien : Obrecht.

 

b) Ses études :

 

Mis à 12 ans au collège de Deventer, devenu la grande institution scolaire de l'humanisme aux Pays-Bas. Il est là en contact avec d'excellents humanistes et étudie les auteurs latins. La discipline y est austère, mais il en gardera un bon souvenir et rendra hommage à ses premiers maîtres.

Sa mère meurt, et son père l'année suivante. Ses tuteurs dilapident sa petite dot. Il est mis dans une école médiocre, à Bois-le-Duc.

Puis, pendant deux ans, il poursuit ses études au couvent de Steyn, où il prononce ses vœux en 1488. Il trouve là une très belle bibliothèque et lit les Anciens, en particulier les Grecs. Il devient déjà célèbre grâce à ses premiers textes rédigés à cette époque. C'est ainsi qu'il est appelé par l'évêque de Cambrai comme secrétaire. Il espérait aller à Rome, espoir de tout humaniste.

Il termine sa formation à Paris, au collège de Montaigne, dans la catégorie des étudiants pauvres. La discipline y est rude et les conditions matérielles difficiles. Il en garde un très mauvais souvenir (cf. ses Colloques, passages pittoresques : "Tu viens de Montaigne. Ta tête est chargée de science ? - Non, de poux !"), Pourtant, à Paris, il rencontre des humanistes, comme Lefèvre d’Étaples.

 

c) Commence pour Érasme une vie voyageuse :

 

Il ne revient pas à son couvent et décide de devenir "orator" (homme de lettres).

Pour avoir des ressources, à Paris, il donne des leçons à des étudiants riches, en particulier à des étudiants anglais, ce qui l'a attiré vers l'Angleterre un peu plus tard. Il rédige des discours pour des gens qui le paient. Au cours d'un voyage en Angleterre, il fait la connaissance de Thomas More, qui deviendra Grand Chancelier du roi Henri VIII, et aussi du théologien John Colet.

Au cours d'un voyage en Italie, où il rédige les Adages, il est rappelé par Thomas More à la cour d'Angleterre. C'est au cours de son voyage de retour qu'il écrit en quelques jours L'Éloge de la Folie, son chef-d'œuvre (1510), dédié à Thomas More, qui, de son côté, va publier L'Utopie, en 1516.

Il enseigne, à Cambridge, le grec ; années très agréables ; le pape le dispense de porter l'habit monastique ; il s'habille alors en prêtre séculier. Mais il est aussi conseiller à la cour de Bourgogne, ce qui n'est qu'un titre honorifique, mais assure sa vie matérielle. Il séjourne à Louvain, puis à Bâle, où il se lie avec Holbein. Partout il est accueilli et fêté ; il critique les abus de l'Église, les grands, la sottise.

 

d) Ses dernières années

 

sont dominées par la question de la Réforme protestante. Mis en demeure de choisir, par le Pape et par Luther, il est souvent cité aujourd'hui dans le mouvement de la "pré-Réforme", mais il réprouve la rupture de Luther avec l'Église. Leur correspondance prend un ton très vif : une polémique s'institue. Érasme est hostile à toute violence. Il demeure dans l'obédience catholique, mais son attitude mécontente tout le monde.

 

Il s'en va à Fribourg en Brisgau, au nord de Bâle, ville allemande touchée par la Réforme, à cette époque. Ensuite il retourne à Bâle, cité des imprimeurs. On peut le considérer comme "le Prince des Lettres de son temps".

 

2.2.) Son caractère.

 

Spirituel, ironique, jamais pédant. Il eut toute sa vie le culte de l'amitié. Il parlait toujours en latin. Ses causeries avaient énormément de succès. Il fut aussi studieux qu'aimable [Le professeur Debesse fait profiler une série de portraits d'Érasme et de ses amis, qu'il commente : visage d'introverti, pensif, méditatif].

Du point de vue du courage de ses idées, il règne un certain doute. Il aimait beaucoup ses aises. Il soignait sa santé (car il souffrait de la gravelle). Il était conciliant, trop au gré de certains.

Ce n'était pas un homme d'action. Ce qui l'intéressait : être spectateur. Duhamel l'appelle "le spectateur pur" dans ce drame de la Réforme. Il était prudent : "La liberté me déplairait si elle était séditieuse". Or, les persécutions commencent contre ses amis : Thomas More est arrêté comme hérétique, en 1529, et brûlé à Paris.

Érasme était un clerc, un homme de cabinet et d'étude. Il en sentait l'ambiguïté. Il était plus européen que l'homme d'un pays. "C'est le dernier grand Européen avant la rupture de la Réforme", dit M. Gautier-Vignal. L'homme du "mais", esprit mobile et ironique, le Voltaire de son temps, a-t-on dit. Il a exercé une sorte de primauté spirituelle en son temps. Il représente quelque chose de plus que l'homme d'un pays. Il avait conscience d'appartenir à quelque chose qui va au-delà des particularismes locaux. Il n'eut pas d'attache profonde. Ce fut un personnage "un peu fuyant".

Ce fut essentiellement un grand humaniste.

 

2.3. Son œuvre.

 

 - Théologique : Traduction du "Nouveau Testament" et controverses avec les luthériens ("Traité du libre arbitre").

 

- Littéraire: "Traité de Grammaire latine". C'est lui qui fixa la prononciation du latin.

 

L'Éloge de la Folie : 1509.

Les Adages : 1510.

Les Colloques : 1518.

 

- Pédagogique :

- il enseigne en Angleterre de 1509 à 1515 ;

- il a été précepteur de lord Mountjoy ;

- il a composé de petits manuels de grammaire et de rhétorique à l'usage des élèves ;

- il a traduit une grammaire grecque.

Le plan d'études rationnel :  1512, avec un programme d’auteurs latins et grecs, pour· des élèves de 10 à 14 ans.

L'institution du prince chrétien : 1516, pour le futur Charles-Quint.

De Pueris, livre sur l'enfant : traite de l'éducation libérale des enfants ; publié en 1529. Il le retouche plusieurs fois avant de le publier.

La civilité puérile : en 1530, où il traite de la politesse dans l'éducation de l'enfant : modèle de tous ces manuels qui ont eu tant de faveur au XVIIe siècle.

 

 

V. LES IDÉES D'ÉRASME

 

5.1. - Les thèmes de la pensée érasmienne

 

Il est nécessaire de les connaître, pour mieux situer parmi eux les idées sur l'éducation. Son œuvre fourmille de citations, de jugements et de réflexions, mais elle ne consiste pas en un système cohérent. Érasme n'est pas un philosophe proprement dit, toutefois ses idées s'orientent autour de quelques grands thèmes. Dans son livre "Érasme par lui-même", M. J.-C. Margolin a fait ainsi le tour de son auteur dans une série de chapitres dont chacun dégage une idée essentielle : le militant de la paix, le pédagogue humaniste, etc.

La pensée d'Érasme apparaît comme celle d'un grand Européen : il clôt une Europe caractérisée par l'unité du langage, mais il ouvre la voie à une pensée européenne moderne. On peut parler de la "modernité d'Érasme".

 

5.2. - La sagesse antique est un trésor

 

Les Adages (publiés en 1510, leur nombre augmente beaucoup dans les éditions suivantes) ; ce sont, selon Érasme, des "milliers d'étincelles" qui nous viennent de la Sagesse antique. Ouvrage composé de maximes, proverbes, devises, épigrammes, accompagnés de commentaires d'Érasme ; témoigne de l'érudition d'Érasme, de même que le De Pueris ; grande variété aussi, on y trouve même un éloge de la Hollande.

 

5.3. - Folie des "sages", sagesse des "fous",

 

semble nous dire Érasme dans L'Éloge de la Folie (1509). Œuvre polémique, sans doute pleine d'attaques contre les moines, les puissants, les pédants, etc. Livre étrange, où l'homme s'interroge sur son destin à travers le personnage de la Folie.  M. Margolin y voit "la conscience critique ou ironique de soi", un jeu de l'intelligence.

La Folie est une sorte de sagesse. Sujet toujours à la mode : en 1494 avait paru, en allemand, La Nef des Fous (Narrenschiff), de l'Alsacien Sébastien Brant. Au début du XVIIe siècle, Cervantès fera jouer à son tour l'ambiguïté de la folie et de la sagesse, dans son "Don Quichotte". De nos jours, un roman récent a repris le titre du livre de Brant.

 

5.4. - La critique satirique du monde redouble dans les Colloques (1518)

 

Grande verve de ces entretiens familiers, sorte de manuel de conversation pour l'apprentissage du latin. Mais le dialogue leur donne une vivacité dramatique, comique surtout, que n'a pas "L'Éloge de la Folie". Ce sont des esquisses de scènes de théâtre. Karl Priel en a donné une traduction française très vivante à la veille de la deuxième guerre mondiale (Éditions du Pot Cassé). Lecture de fragments de "Colloques" (Le Soldat et le Chartreux ; La Jeune Fille repentie, etc.). Le colloque intitulé "Pédagogie" sera commenté plus tard.

 

5.5. - La pensée religieuse d'Érasme

 

Il se veut "soldat du Christ" (voir son "Manuel du Soldat chrétien", 1504).

Ce qui frappe dans sa pensée, c'est l'absence de tout dogmatisme. Selon J. B. Pineau ("Érasme : sa Pensée religieuse" ), son christianisme est évangélique plus que catholique. Il critique vivement les abus de l'Église de son temps, qui est pour lui une construction humaine : aussi a-t-elle condamné ses ouvrages.

Sa religion est surtout intérieure, morale ; il met au premier rang des vertus l'amour du prochain et la maîtrise de soi, il veut une foi éclairée et combat l'ignorance.

Plus tard, dans l'"Essai sur le Libre Arbitre" (1524), il prend position contre Luther, qui soutient l'homme par le péché, est devenu incapable de bien agir et ne peut être sauvé que par la foi et la grâce divine. Érasme maintient, comme l'Église catholique, une part de liberté, de libre arbitre dans la conduite humaine. À la riposte de Luther ("Traité du Serf arbitre"), Érasme réplique à son tour. Le protestant Ulbricht de Hutten le traite d'égoïste, Luther l'injurie. Érasme se défend par une ironie cinglante. Selon E. Callot ("Érasme ou le parfait humaniste"- Lettres d'humanité), l'opposition Érasme-Luther c'est celle de la Renaissance et de la Réforme.

Érasme ne voyait pas d'opposition radicale entre l'enseignement de Socrate et celui de Jésus. À ses yeux, tous deux représentaient la continuité de la sagesse.

 

5.6. - Érasme,"militant de la paix",

 

ainsi que l'appelle J.-C. Margolin. C'était un pacifique, indubitablement. Aujourd'hui, on le considère même comme un pacifiste : voir son "Adage", tardif mais célèbre : "La guerre est douce pour ceux qui ne l'ont pas faite" (à rapprocher de la pièce de théâtre que l'on joue actuellement : "Ah ! Dieu que la guerre est jolie !"). Dans sa lettre à A. de Berghes, abbé de Saint-Martin, il s'élève contre les maux et les atrocités de la guerre. Le pamphlet contre Jules II, le pape redoutable, le pape guerrier (qu'on attribue à Érasme depuis les recherches de Pineau) va dans le même sens. Son "Institution du Prince chrétien" écrite pour l'archiduc Charles, futur Charles-Quint, condamne la guerre. Dans sa "Complainte de la Paix" (1516), nourrie des Psaumes de l'Écriture, certaines formules ont une sonorité très moderne : "Il y a des cas où il faut acheter la paix : on ne la paie jamais trop cher..." En 1516, l'année après la bataille de Marignan, et peu avant la guerre franco-espagnole, elles faisaient figure de paradoxes téméraires.

 

5.7. - Louis Gautier-Vignal,

 

dans une conférence récente, tenait Érasme pour "un écrivain engagé". C'est vrai tout au moins en face de la folie belliqueuse des hommes, contre laquelle il s'est élevé sans cesse.

Il rassemble en lui les tendances dispersées chez d'autres humanistes : G. Budé, Vivès, etc. Pendant quelques années, il a personnifié pour ses contemporains l'humanisme chrétien. "Dans mes études", écrivait-il, "je n'ai cherché qu'une chose : c'est de rallumer parmi nous les bonnes lettres presque éteintes, de ramener à la vraie piété de l'Évangile une société trop adonnée aux cérémonies judaïques, de rappeler le théologien aux Saintes Écritures, et cela sans rien affirmer, sans me poser en dogmatiste".

Son attitude philosophique, à la fois rationaliste et personnaliste, se retrouve dans sa pédagogie.

 

 

– VI LES IDÉES PÉDAGOGIQUES D'ÉRASME

 

 On les étudiera surtout dans la traduction du "De Pueris", par J.-C. Margolin.

 

A) Présentation du livre

 

- Il s'agit d'un court traité : 50 pages environ. La pensée maîtresse, l'idée directrice du "De Pueris", celle de la nécessité d'une éducation bien faite chez les jeunes enfants, c'est-à-dire les toutes premières années de leur vie, revient sans cesse malgré les digressions. L'œuvre a le mérite de considérer tous les aspects de l'éducation, chez les enfants. Elle fait le tour des problèmes éducatifs à la différence d'autres opuscules d'Érasme plus limités, comme "De la Civilité chez l'Enfant".

- C'est une "déclamation", construite selon les principes de l'art oratoire, se composant de deux parties :

 

a - "L'argument contracté", réduit à deux ou trois pages ;

b - "L'argument développé" (tout le reste du traité).

 

- L'élaboration du "De Pueris" : Il faut noter qu'il fut composé, ou du moins esquissé, dès 1515, lors du premier voyage d'Érasme en Italie. Période de pleine maturité intellectuelle. Le manuscrit fut-il partiellement perdu ? Érasme reprend le sujet à Bâle et le termine en 1529 avant de quitter Bâle (à cause des querelles religieuses) et de partir pour Fribourg. Publié à Bâle la même année, par son ami l'éditeur Froben.

 

L'auteur a donc longuement mûri son texte. C'est quelque chose de très achevé (qui contraste avec "L'Éloge de la Folie", écrit très vite en voyage).

 

M. Margolin parle à juste titre de "la vie souterraine du De Pueris’", jusqu'à sa publication en 1529. Succès rapide du petit livre. Plusieurs éditions paraissent la même année dans diverses villes, sans l'accord d'Érasme (ce qui se produira aussi plus tard pour l'"Émile" de J.-J. Rousseau).

 

B) Commentaire de texte

 

(Extrait de "De clamatio de pueris statum ac liberaliter instituendis", traduction et com­mentaires de J.-C. Margolin)

"Quand la nature te donne un fils... dès ses plus tendres années..." Utilisant la phrase d'Érasme qui précède de peu ce texte, on pourrait l'intituler :

"On ne naît pas homme, on le devient"

 

a) Situation du passage :

 

se trouve dans l'argument développé. Dans ce qui suit, on trouve :

 

 - Une réfutation de la thèse d'une éducation tardive chez ceux qui craignent des "soins prématurés".

- Une accusation des hommes et des femmes qui négligent l'éducation de leurs enfants. Citation empruntée à Diogène...

Exemples des soins des animaux qui façonnent leurs petits nouveau-nés (ourson).

 

Toute puissance de l'éducation


"Quand la Nature te donne un fils, elle ne te livre pas autre chose qu'une masse de chair non dégrossie. C'est ton rôle de façonner pour la meilleure des dispositions une matière qui t'est soumise et obéissante en tout point. Si tu chômes, tu as une bête ! Si tu veilles, c'est un dieu, pour ainsi dire, que tu obtiens. Dès sa naissance, l'enfant peut être formé aux qualités propres à l'homme. Aussi, selon l'oracle virgilien : "Dès ses plus tendres années, consacre-lui ton principal effort". Travaille la cire tant qu'elle est parfaitement molle, modèle l'argile qui est encore humide, imbibe une jarre des crus les meilleurs quand elle est toute neuve, teins la laine lorsqu'elle vient du foulon, blanche comme neige, et qu'elle n'est souillée d'aucune tache. Antisthène l'a donné à entendre avec beaucoup de verve lorsque s'étant chargé de l'instruction du fils d'un certain personnage, comme ce dernier lui demandait quelle fourniture était nécessaire à son fils, il répondit au père : "Un livre neuf, une plume neuve, une tablette neuve". C'était évidemment un esprit vierge et disponible que réclamait le philosophe. Tu ne peux conserver cette pâte informe : si tu ne la pétris pour lui donner une apparence humaine, elle se corrompra d'elle-même en se transformant en de monstrueuses figures de bêtes. Or, bien que tu doives ce service à Dieu et à la Nature, même si tu n'as aucun espoir d'en retirer personnellement quelque profit, considère en toi-même quel réconfort, quels avantages, quel honneur rapportent à leurs parents des fils qui ont reçu une bonne éducation dès leurs plus tendres années".

 

[Extrait de Érasme : "Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis". Étude critique, traduction et commentaire par J.-C. Margolin].

 

b) Un bref paragraphe

 

où figure une des idées maîtresses : "Les arbres naissent arbres, les hommes ne naissent pas hommes, ils le deviennent".

Si la beauté faisait l'homme, les statues elles-­mêmes seraient comptées dans le genre humain. C'est grâce à l'éducation que l'homme devient humain. Ce thème revient fréquemment chez les auteurs pédagogiques : Pestalozzi : "L'éducation à l'humanité", c'est-à-dire "l'éducation vers l'humain". Cette idée se retrouve même chez les psychologues expérimentalistes. Cf. Henri Piéron : "… l'enfant est un candidat à l'humanité, mais un candidat seulement".

 

c) Les idées du texte :

 

 1 - La première phrase : affirmation capitale autant que discutable. L'enfant nouveau­-né est une "masse de chair non dégrossie", qu'il va falloir "façonner". Thèse excessive. Si le nouveau-né est encore "un être spécial" pour Virchow, physiologiste du XIXe siècle, il apporte aussi en naissant tout un potentiel humain ; à côté de l'exercice, la maturation joue aussi son rôle dans le développement. Érasme a une conception artisanale de l'éducation : l'éducateur est pareil à un potier qui "façonne une matière... soumise et obéissante en tout point". Optimisme pédagogique trop facile !

2 - "Si tu chômes, tu as une bête. Si tu veilles, c'est un dieu pour ainsi dire que tu obtiens". Procédé oratoire de l'antithèse ? Érasme pousse loin l'opposition des idées et des images. Cf. "Grandeur et misère de l'homme" chez Pascal : "Mi-corps, mi-esprit, l’homme n’est ni ange ni bête", "il n’est qu’un homme au bout du compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien".

 

 Érasme affirme la toute-puissance de l'éducation. De nos jours, le behaviorisme a fait de même. D'autres psychologues sont plus attentifs aux apports héréditaires. C'est déjà le débat traditionnel entre nature, nurture, inné et acquis, que soulève le texte d'Érasme.

 

3 - Pour appuyer son affirmation, l'auteur évoque l'oracle virgilien (Dans la troisième Géorgique, Virgile parle des chevaux) ; Érasme applique l'oracle à l'homme : "Dès ses plus tendres années, consacre-lui tous tes efforts". Le conseil revêt ainsi un caractère presque religieux.

4 - Les exemples de la cire "parfaitement molle", "de l'argile humide facile à modeler, de la jarre qui s'imbibe de l'odeur des vins les meilleurs, de la laine qu'il faut teindre dès qu'elle a été foulée" : série de comparaisons graduées, empruntées à la vie pratique et aux métiers d'artisans. Elles sont fréquentes chez Érasme, comme chez beaucoup d'auteurs anciens, Horace en particulier, dont il s'inspire. Quelle valeur autre que poétique peut-on attribuer à ces comparaisons, quand il s'agit de l'enfant ?

5 - L'anecdote d'Antisthène, philosophe disciple de Socrate et maître de Diogène le Cynique. M. Margolin la rappelle : "À un jeune homme du Pont qui voulait le fréquenter et lui demander de quoi il avait besoin pour suivre son enseignement, il (Antisthène) répondit : "D'un livre neuf, d'un stylet neuf, d'une tablette neuve".

 Idée importante au point de vue philosophique et pédagogique que celle de la table rase sur laquelle s'édifie l'homme et se fait le mieux son éducation. Aujourd'hui encore, les éducateurs préfèrent instruire quelqu'un de tout à fait ignorant que quelqu'un à demi instruit déjà et déformé. Érasme souhaite un "esprit vierge".

 

6 - La menace d'Érasme : "Si on ne pétrit pas cette pâte informe, elle va se corrompre d'elle-même" ; elle se transformera en "monstrueuse figure de bête" : transformation magique du beau en laid. Ambiguïté d'une même figure, la Belle et la Bête, rêve et cauchemar. M. Margolin croit qu'Érasme pense ici à l'univers plastique de Bosch, avec ses figures monstrueuses très à la mode au XVIe siècle. En fait, il s'agit d'une tradition plus ancienne, plus vivace aussi (voir Salvador Dali).

 Que vaut cette menace ? L'esprit reste perplexe. Rousseau se contentera, lui, de dire qu'en l'absence d'une bonne éducation naturelle, c'est la société qui corromprait l'enfant...

 

7 - La dernière idée du texte est exprimée sous une forme solennelle : Dieu et la Nature sont invoqués par Érasme pour justifier une bonne éducation précoce. Chose curieuse, la motivation du profit personnel est écartée pour faire place à celle du "réconfort", des "avantages" et de "l'honneur que procure à leurs parents des fils qui ont reçu une bonne éducation dès leurs plus tendres années".

 

d) Conclusion :

 

 Ce fragment du "De Pueris" pourrait s'intituler aussi : Toute-puissance de l'Éducation. C'est une idée chère à beaucoup de pédagogues, aujourd'hui comme autrefois, mais la démonstration qu'en donne Érasme est plus éloquente que convaincante. Faut-il s'en plaindre ? Ce n'est pas sûr. La liberté humaine court de grands risques lorsque l'on admet la thèse de la toute-puissance de l'éducation.

 

© Maurice Debesse (1903-1998), in Bulletin de Psychologie n° 258, tome XX 16-17, mars 1967 [Il s'agit de notes prises par des étudiant durant le cours]

 


 

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Bibliographie sommaire :

 

- Jean-Claude Margolin (1923-2013), Pédagogie et Philosophie dans le "De Pueris Instituendis" d'Érasme (1964)

- De pueris : "De l'éducation des enfants" / Érasme ; traduction Pierre Saliat ; introduction et notes Bernard Jolibert, Paris : Klincksieck, 1990

- Louis Gautier-Vignal (1888-1982), "Érasme : 1466-1536", Payot, 1936.

 Pour compléter ce texte, forcément sommaire, on consultera avec fruit :
- J. Palméro, Histoire des institutions et des doctrines pédagogiques par les textes, Sudel, 1968, Quatrième partie, La renaissance et l'idéal éducatif aux XVe et XVIe siècles, chapitre III, Érasme ou l'Humanisme par la culture littéraire, pp. 136-141.

 

 

Désiré
Érasme
"De nos jours, où l'on met volontiers en relief ce qu'Érasme doit aux humanistes qui l'ont précédé, ses idées pédagogiques, littéraires, sociales, politiques, religieuses, économiques même, gardent de leur valeur. Si ses travaux philologiques, remarquables pour son temps, se trouvent maintenant dépassés, si l'on peut regretter que son humanisme, plus inspiré qu'incarné, privilégie trop constamment dans l'homme le monde spirituel et ne fasse pas sa place à une légitime volonté de bonheur au ras du sol, notre époque reste particulièrement sensible à son amour de la paix, à son sens de la modération, à sa confiance dans l'Esprit. L'Europe qui se cherche ne peut oublier qu'Érasme voulut, voici plus de cinq cents ans déjà, faire revivre la République chrétienne des peuples européens dans une unité culturelle et religieuse, héritière de la civilisation méditerranéenne".

[Encyclopédie Larousse]