[Pauvre, cher Francis, qui fis de moi un premier prix de Physique en classe de Première (ça ne s'invente pas !) ! Je me souviens de tes passages tonitruants sur le Cours Mirabeau, au volant d'une authentique Jeep Willys, toi le communiste acharné...
Toi le fils du si grand esprit que fut Maurice (Ah ! Son édition du Contrat Social !), dont Jorge Semprun devait décrire la misérable agonie à Buchenwald...
Je ne sais si tu dors en paix, après avoir constaté l'immonde conduite de Grenoble que le peuple enseignant - vigoureusement excité par ses représentants - a faite à une énième tentative de rénovation du système effectuée - peut-être maladroitement - par Cl. Allègre, alias Vulcano !]

 

 

Depuis plusieurs dizaines d’années les institutions éducatives françaises sont en crise, une crise profonde et qui ne cesse de s’approfondir. Cette crise est maintenant ressentie par tous, à commencer par les élèves et leurs parents, mais aussi par la majorité des enseignants et éducateurs, par les théoriciens et chercheurs en Sciences de l’Éducation, et - qu’ils l’avouent ou non - par les pouvoirs politiques. Cette crise est évidemment liée aux transformations considérables quantitatives et qualitatives, subies depuis le premier quart du siècle par la population scolaire et son environnement, et au fait que pour l’essentiel, le système éducatif n’a pas suivi, ou a très mal suivi ces transformations du point de vue de ses structures, de ses méthodes, de ses contenus et de ses valeurs.

Cette crise frappe une institution majeure de notre pays et les conséquences en sont incalculables, tant pour le présent, c’est-à-dire la situation et la mentalité des enfants et des jeunes gens, que pour l’avenir : ce que deviendront ces enfants et ces jeunes gens. L’étendue croissante de «l’échec scolaire» devient un problème national de premier plan.

Il est inutile de préciser et d’énumérer les faits étant donné les personnes à qui cet Appel s’adresse, personnes qui sont pleinement conscientes de la situation d’ensemble, et qui ont toutes en tête des données sur la crise, des idées sur son origine et sa nature, des solutions - partielles ou globales - à proposer. Mais au cours des trente dernières années, ces idées et ces réflexions de gens qui sont directement au contact de l’activité éducative n’ont eu qu’une influence relative sur la politique éducative du pouvoir, celui-ci ne se souciant pas de recueillir leurs avis. Pendant ces longues années, les praticiens enseignants et éducateurs - du moins ceux qui n’avaient pas encore perdu l’espoir et le goût de leur métier - se sont investis dans des innovations de détail, mal perçues par les autorités scolaires, et qui se heurtaient très vite aux contraintes du système, tant dans le domaine des méthodes que dans celui des contenus. Les théoriciens en Sciences de l’Éducation de leur côté, se sont consacrés à des recherches qui trouvaient leur exutoire dans des publications, dont on pensait vaguement qu’elles pourraient un jour servir à quelque chose. Aujourd’hui, après la victoire de la Gauche, nous pouvons penser que ce jour est arrivé - plus exactement nous pouvons faire que ce jour soit arrivé.

La victoire de la Gauche, en effet, n’est pas seulement un changement dans les pouvoirs et les programmes politiques. Plus fondamentalement, elle place le «peuple de gauche» dans une situation nouvelle par rapport au pouvoir, une situation dont ce peuple a presque perdu le souvenir, depuis les quelques années qui ont suivi la Libération. Déjà les nouvelles autorités nous l’ont dit avec insistance : c’est votre victoire à tous, prenez des initiatives, faites des propositions, et pour cela groupez-vous.

C’est pourquoi nous pensons que le moment est venu pour les éducateurs, enseignants, parents d’élèves et chercheurs en Éducation, de se grouper pour réfléchir ensemble à la nécessaire rénovation du système éducatif, et ceci non pas dans un cadre théorique, mais dans le cadre de propositions pratiques prenant en compte la profondeur de la crise et par conséquent la profondeur des changements à effectuer, tant dans les méthodes pédagogiques que dans les contenus didactiques, et en dernière analyse dans les finalités sociales elles-mêmes de l'Éducation.

C’est ainsi que les formes actuelles d’évaluation et de sélection sur des critères abstraits et intellectualistes (grammaire, mathématiques) nous paraissent instituées pour déterminer, dans chaque génération, une élite sociale qui réussira dans la vie, et une non-élite que les formes mêmes de la sélection culpabilisent et persuadent que leur place naturelle est pour toujours dans «la couche d’en bas» de la société. De même l’enseignement conçu, comme la transmission à l’ensemble des enfants et des adolescents français d’une culture - la ‘‘Culture’’ - constituée et gardée par les intellectuels et les universitaires, immerge les élèves dans un système d’idées et de valeurs entièrement coupé de leur vie, de leur environnement, et des problèmes qu’ils rencontrent et qu’ils rencontreront plus tard, un système qui - ils en ont fortement conscience - ne leur «sert» à rien sauf s’ils appartiennent par leur famille au milieu qui permet l’assimilation totale et naturelle de ce système d’idées. Faute de quoi. comme en plus on ne leur présente pas explicitement les objectifs vérifiables et les étapes de leur travail, ils se noient et la transmission ne se fait pas. C’est le mécanisme très général de «l’échec scolaire».

A notre avis, il faut opérer dans l’Éducation une «révolution copernicienne», centrer les finalités, non plus sur les exigences inégalitaires de la Société et sur les valeurs culturelles des «élites», mais sur les enfants réels, sur ce qu’ils sont et ce qu’ils deviendront, dans le but unique de procurer à chacun sa part d’épanouissement et de bonheur. Nous pensons que des propositions raisonnables et courageuses, propres à faire cesser l’inadaptation mutuelle criante du système scolaire et de la population scolaire, qui caractérise la situation actuelle, ont des chances d’être entendues, plus que cela n’a été le cas depuis bien longtemps.

Chacun a, répétons-le, des idées sur la question, idées qu’il faut d’abord confronter sérieusement avant de se mettre d’accord sur un plan à proposer et à diffuser. C’est pourquoi il ne nous paraît pas opportun d’en dire plus au stade du présent Appel. Il s’agirait d’abord de constituer des groupes de travail au niveau régional, dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler par exemple Association française pour la rénovation du système éducatif, et qui serait constituée par des maîtres des écoles élémentaires, des collèges, des lycées et des organismes de formation continue et continuée, par des parents d’élèves, ainsi que par des chercheurs universitaires en Sciences de l’Éducation.

Nous croyons utile de préciser deux points :

1). Les signataires du présent Appel ont seulement voulu prendre une initiative qui leur paraît s’imposer en ce moment. Il est peu probable qu’ils soient les seuls à avoir eu cette idée, aussi s’attendent-ils à rencontrer des projets d’un esprit analogue, peut-être même des réalisations. Il ne s’agit nullement pour eux de prétendre «coiffer» ces diverses initiatives, mais d’entrer en contact et de travailler ensemble à une œuvre commune.

2). La référence à la victoire de la Gauche nous a paru indispensable pour situer notre initiative à un moment bien déterminé, que certains ont pu qualifier d’historique. Mais il s’agit seulement de nous placer dans le cadre des nouveaux rapports entre le peuple et le pouvoir, et nullement de nous rattacher aux organisations politiques de la Gauche, encore moins à une de ses composantes. Loin de prétendre défendre et faire pénétrer dans l’opinion les thèses d’un parti, nous essaierons au contraire d’influencer et de sensibiliser aux problèmes actuels de l’Éducation les partis de gauche et le Gouvernement, à travers une action sur l’opinion publique.

 

[Parmi les premiers signataires : J. Ardoino (Paris). C. Blanche-Benveniste (Aix). F. Bresson (Paris). J. Brun (Genève) C. Burgelin (Lyon). M. Dabène (Grenoble). M. Gilly (Aix). A. Giordan (Paris et Genève). F. Halbwachs (Aix). H. Hannoun (Marseille). V. Isambert-Jamati (Paris). L. Legrand (Strasbourg). J. Levine (Paris). J.-M. Levy-Leblond (Nice). R. Meyer (Aix). G. Vermeil (Paris). J. Wittwer (Bordeaux). Les signataires sont pour la plupart des enseignants universitaires en Sciences de l’Éducation. Ils sont conscients que cet Appel ne peut avoir d’effet que s’il se conjugue avec des initiatives émanant des milieux enseignants eux-mêmes].

Appel publié dans les Cahiers pédagogiques n° 200, janvier 1982

 

 


 

 

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