Érasme, un maître à penser d'hier et d’aujourd’hui

 

Étrange aventure que celle de cet enfant sans nom, né dans des conditions obscures, voire  infamantes, à Rotterdam, dans la nuit du 27 au 28 octobre 1469 (ou 1466 ou 1467, sinon 1468 !), mais dont les contemporains firent le Prince de l'humanisme, et dont la survie n'a pas attendu les célébrations officielles du  demi-millénaire pour se manifester en de multiples témoignages. Mais cette survie pose à l'historien des idées qui s'interroge sur le cas Érasme plus de de points d'interrogation qu'elle n'apporte de solutions toutes faites : on le vit bien au cours des colloques et des congrès, dans les conférences et les congrès, dans les conférences et les publications savantes, qui jalonnèrent, de Bâle à New York, de Mons à Tours, de Bruxelles à Rotterdam et à Paris, l'Année Érasme.

Statue d'ÉrasmeEn effet, l'auteur de l'Éloge de la Folie — livre dont la postérité ne connaît souvent que le titre, malgré les éditions, les traductions et les tirages innombrables — a conquis ses lettres de noblesse et s'est imposé dans la conscience individuelle et dans la conscience des peuples par des voies et selon des modalités qui ne sont pas celles qui assurent généralement la célébrité posthume.

Fig. 1. - Sur la place du Grand-Marché, dans le nouveau Rotterdam reconstruit après la seconde guerre mondiale, la statue de cuivre d'Érasme lisant, que fit l'architecte-sculpteur hollandais Henri de Keyzer en 1622. À cette date, elle avait remplacé une statue polychromée en pierre érigée en 1557, elle-même substituée à une statue de bois dressée en 1549 devant la maison natale d'Érasme.

Il ne fut pas un meneur d'hommes, il n'a pas attaché son nom à un système philosophique, et si l'on parle volontiers aujourd'hui d'érasmisme ou d'esprit érasmien, il faut bien reconnaître l'extrême fluidité et la subjectivité de cette notion différentielle. Il n'a pas été, comme Luther, Zwingli ou Calvin, un fondateur de religion, il a évité toutes les formes de persécution à une époque de troubles, de guerres civiles et étrangères, où ses meilleurs amis tombaient, victimes de leur foi religieuse ou de leurs engagements politiques ; et s'il a écrit une œuvre considérable dans une langue qui n'était accessible qu'à l'Europe érudite, le latin, la plus grande partie de ses écrits est faite de commentaires philologiques, d'annotations de la Bible, de traductions du grec en latin, qui n'intéressent directement, à notre époque, que quelques centaines d'esprits à travers le monde.

 

Et si la guerre de Troie n’avait pas lieu ?

 

Quelle sorte d'immortalité ou d'actualité lui est donc assurée, qui justifie pleinement l'hommage que l'Unesco entend rendre à ce moine hollandais à la vocation incertaine, dont la vie et la pensée ne surent pas toujours dominer cette époque particulièrement complexe et bouillonnante des confins du Moyen Âge et de la Renaissance ?

Échappant à tous les efforts de systématisation de la part de ses commentateurs, le. "philosophe" de Rotterdam n'est jamais ressemblant à soi-même, et la mobilité de son esprit, la richesse de son affectivité, ses multiples contradictions, et les aléas d'une existence ballottée au gré de circonstances historiques qui n'entraient pas dans ses desseins, le font échapper à ces classifications définitives des dictionnaires.

En dépit de son individualisme exacerbé et de sa profonde insertion dans un monde si différent du nôtre, Érasme s'impose à notre réflexion comme un penseur universel dominant de très haut son époque et échappant, au 16e siècle comme au 20e, aux séductions et aux surenchères des nationalismes réducteurs d'humanité.

Fils d'un prêtre de Gouda, un certain Geert ou Gérard, et de la fille d'un médecin de Zevenbeque, ce bâtard a conquis sa place dans l'histoire en choisissant après la mort de ses parents le nom latinisé de Desiderius Erasmus Roterodamus, assurant du même coup à la petite bourgade sur la Rotte, où il vit le jour, une renommée que les siècles suivants devaient confirmer. Il fréquente d'abord l'école de Peter Winkel à Gouda, puis l'école capitulaire d'Utrecht où il est enfant de chœur, enfin — vers neuf ou dix ans — la célèbre école du chapitre de saint Lebwin de Deventer.

À la mort de ses parents, emportés par la peste, il est confié à la garde de ses oncles ; mais, dépouillé par ses tuteurs avides, qui s'empressent de l'envoyer à Bois-le-Duc finir ses études à la maison qu'y tenaient les Frères de la Vie Commune, il déclarera plus tard y avoir perdu trois ou quatre ans, bien qu'il y fût initié à la logique, à la dialectique, à l'étude de la Bible, et, vers la fin de son séjour, aux rudiments des belles-lettres.

La peste le ramène à Gouda. En 1487, il croit avoir trouvé sa voie au couvent des chanoines de Saint-Augustin, à Steyn, et il y sera ordonné prêtre le 25 avril 1492, l'année où Christophe Colomb découvre l'Amérique. Mais l'étude intense des classiques, la lecture approfondie des Élégances latines de l'humaniste italien Lorenzo Valla, et la composition de poèmes latins, lui conviennent finalement mieux que la vie monacale, en dépit des nombreuses amitiés qu'il s'est acquises. Il quittera très régulièrement Steyn pour s'attacher à la personne de l'évêque de Cambrai, Henri de Bergen, qui l'autorisera bientôt à se rendre à Paris, pour suivre des cours de théologie.

En 1495, il suit effectivement, sur la montagne Sainte-Geneviève, les cours du collège de Montaigu, ce "collège de pouillerie" — selon son expression, et celle, à peu près identique, de Rabelais — puis, après un séjour à Cambrai et en Hollande où il est déjà reconnu comme "orateur" ou "poète", c'est-à-dire homme de lettres, il reviendra dans la capitale de la France pour y vivre difficilement de leçons de grammaires et de littérature, données à de riches jeunes gens.

L'un d'entre eux, Lord William Mountjoy l'emmènera en Angleterre à la fin de 1499. Il en fera alors son pays d'élection, et les amitiés qu'il y contracta avec les personnages les plus en vue lui permirent, tout en lui assurant sa sécurité matérielle, de se révéler à lui-même, comme humaniste et comme théologien. Deux amis anglais devaient exercer sur son esprit et sur sa vie personnelle l'influence la plus profonde : John Colet, alors professeur de théologie à Oxford, bientôt doyen de la cathédrale Saint-Paul de Londres, et Thomas More, son compagnon de travail et de plaisirs honnêtes, le futur chancelier, le futur martyr de la Tour de Londres, l'homme dont il vantait en une formule célèbre la généreuse disponibilité, formule que reprit à son compte le dramaturge Robert Bolt dans sa pièce, qui fit récemment le tour du monde : A man for all seasons (Un homme pour l'éternité).

Dès son retour sur le continent en 1500, sa double voie est tracée, dont il ne déviera pas : celle d'un lettré, qui va bientôt publier la première édition des Adages (1500), celle d'un théologien, dont l'Enchiridion ou Manuel du soldat chrétien (1503) définit les vues hardies en consonance avec l'esprit de réforme intérieure de l'Église.

Sa vie errante va se poursuivre jusqu'à sa mort à Bâle, le 12 juillet 1536, guidée par des motivations aussi diverses que la recherche d'un mécène, la consultation d'un manuscrit rare, la fuite d'une région ravagée par la guerre, la peste, la suette, ou — plus tard — les idées subversives, les propositions d'un imprimeur désireux de s'assurer l'exclusivité de sa production littéraire, ou la présence de l'Empereur à Aix-la-Chapelle ou à Bruxelles.

C'est ainsi que, d'accord avec sa nature profonde et avec la finalité éthique et évangélique de ses écrits, le Batave Érasme, qui a toujours manifesté beaucoup d'attachement à sa petite patrie, va devenir de plus en plus européen et cosmopolite et découvrir sa vocation à l'universalité en se faisant consacrer premier citoyen de la République des Lettres, cette République qui se confond chez lui avec la Chrétienté.

Cette vocation à l'universalité, qui nous fera peut-être saisir quelques-unes des raisons de sa présence parmi nous, je pense qu'elle se manifeste à travers toutes ses œuvres, comme dans son propre comportement. L'homme qui déclarait, en une fière devise : "Je ne fais de concessions à personne", mais qui était aussi l'enjeu des oppositions politiques et religieuses ("Je suis un guelfe pour les gibelins et un gibelin pour les guelfes") n'était ni un individualiste farouchement accroché à ses droits et prérogatives, ni un intellectuel neutre ou indifférent planant au-dessus de la mêlée, comme ont pu le prétendre quelques commentateurs pressés ou malhonnêtes.

Il ne fera pas de concessions sur les principes, mais il en fera sur les modalités pratiques, et pour sauvegarder la paix, ce bien le plus précieux, il conseillerait volontiers d'agir comme Ulysse le Grec ou Hector le Troyen, au moment où la guerre de Troie, d'après Jean Giraudoux, pouvait ne pas avoir lieu : c'est ce qu'il essaya de faire au moment où la Chrétienté n'était pas encore divisée en deux et où il entretenait des relations d'estime avec Martin Luther.

Neutre ? Certes, il voulut plus d'une fois le rester, mais depuis quand la neutralité est-elle synonyme de lâcheté ? Ce n'est pas, que je sache, un concept absolu, et l'histoire du monde nous a appris qu'en certaines circonstances, la volonté de ne pas s'engager en un combat douteux et de ne pas rallier tel ou tel camp, demandait plus de courage et de fermeté qu'un engagement aveugle et fanatique : elle vous met en tout cas à l'abri des reniements futurs. "Je reste neutre, autant que possible, a écrit Érasme, afin de mieux servir les sciences en train de renaître, et je crois qu'une réserve adroite est appelée à de meilleurs résultats qu'une brutale intervention".

En un temps où l'intolérance et le fanatisme ne sont pas encore morts, mais où le mythe de la juste guerre compte de moins en moins d'adeptes, le refus de la violence et des déchaînements incontrôlés de la révolte ne saurait être interprété en termes de lâcheté.

Ce n'est pas un neutre, et encore moins un pleutre, l'homme qui a écrit dans une autre lettre : "Je suis fermement décidé à me laisser écarteler plutôt que de favoriser la discorde, surtout en ce qui concerne les questions religieuses", et qui concluait au terme d'un plaidoyer émouvant en faveur de la paix : "La paix n'est jamais payée trop cher".

Parmi les très nombreux thèmes que l'humaniste hollandais a abordés dans son œuvre multiforme, je voudrais en sélectionner trois, qui se recoupent d'ailleurs à chaque instant et dont la permanence dit assez l'importance qu'ils avaient dans son esprit : le thème de l'éducation, le thème de l'unité de l'Église, le thème de la paix.

 

Contre le culte de la personnalité

 

À notre époque où, d'un bout à l'autre de la planète, les structures universitaires et les méthodes pédagogiques d'hier sont mises énergiquement en question, où le Concile de Vatican Il a déclenché à l'intérieur de l'Église catholique et en dehors d'elle un irrésistible courant de libéralisation et d'universalisation concrète, et où la volonté des hommes, s'exprimant par des voix et des organismes multiples, tente d'unir à la rigueur des principes d'un droit universel l'efficacité des moyens qu'ils ont inventés pour contrecarrer ou dépasser les plans éphémères ou stériles de l'ambition, de l'intérêt, de la peur ou du désespoir, comment ne serions-nous pas sensibles aux leçons très actuelles que la lecture d'Érasme nous inspire, même si les problèmes que les circonstances historiques plaçaient alors au premier plan étaient de nature et de dimension différentes ?

Ce maître d'école humaniste, qui mériterait d'être surnommé le précepteur de l'Europe, comme le titre de "précepteur de l'Allemagne" convenait à son ami Melanchthon, se révéla meilleur conseiller pédagogique que pédagogue proprement dit, car ni son tempérament ni ses aspirations ne le portaient à s'occuper directement et surtout continûment d'une tâche éducative précise. Mais, dans ses traités d'éducation, au premier rang desquels il faut citer, le De pueris instituendis (De l'éducation libérale des enfants), il préconise une pédagogie active, fondée sur la psychologie affective et la curiosité intellectuelle des enfants, le "dialogue" du maître et de l'élève et le respect absolu de la liberté et des vocations individuelles, qui marque une rupture totale avec l'éducation "à l'ancienne mode", fondée sur la répétition mécanique de formules absconses et la terreur des châtiments corporels.

Ce qu'il propose aux maîtres d'école de son temps et aux jeunes gens pour lesquels il rédigea la plupart de ses traités pédagogiques et de ses ouvrages de rhétorique, c'est un plan d'études (ratio studiorum) dans lequel la culture intellectuelle est inséparable d'une éducation morale et religieuse. Mais à quelque source qu'il leur recommande de s'abreuver — l'antiquité païenne, grecque et latine, l'Évangile et les Pères de l'Église, et pour les plus âgés et les plus savants, l'hébreu et l'Ancien Testament — il les détourne de tout esprit dogmatique.

En préconisant à leur intention le choix des meilleurs auteurs, et en refusant tout asservissement au style et à l'esprit d'un grand écrivain du passé, s'appelât-il Cicéron, il les tient à l'écart d'un éclectisme fade et irresponsable comme d'une imitation fanatisante et stérilisatrice : son dialogue intitulé Ciceronianus (ou Du style le meilleur) montre bien, sur le mode ironique qu'il manie avec tant d'aisance, à quelles aberrations intellectuelles et morales peut conduire le culte inconditionné d'un homme, d'une œuvre, d'une civilisation.

C'est bien là qu'apparaît l'originalité de l'humanisme pédagogique d'Érasme et sa vocation à l'universalité : il est lié à sa conception générale de l'activité humaine.

"L'homme ne naît pas homme, il le devient", proclame-t-il en une formule centrale. Autrement dit, c'est à la raison éducative — qui se trouve incarnée à la fois chez le maître qui enseigne et chez l'élève qui participe activement à son enseignement — qu'est dévolue la fonction médiatrice par laquelle la nature animale doit s'humaniser.

Chez aucun humaniste la conception même de la culture n'a été portée à un plus haut degré d'efficacité pratique que chez Érasme, car ces "humanités"  — ou, pour traduire exactement l'expression latine, ces lettres d'humanité, qui vous rendent "plus humains" — ne sont pas surtout destinées à orner l'esprit : c'est dans la Cité, dans l'Église, aux postes de commande de la société, que cette culture doit trouver son plein emploi, car "on ne vit pas pour soi-même".

"La nature a son efficacité, écrit encore Érasme, mais la raison, plus efficace encore, en triomphe". N'oublions pas que, pour lui, la raison humaine a été créée par Dieu dans son plan général, et que les contradictions, du concept érasmien de nature — tantôt bonne, tantôt encline au mal, plus souvent indifférente — se résorbent dans la dialectique philosophico-théologique de la nature et de la grâce, dont le traité De Iibero arbitrio (Du libre arbitre) exprimera en 1524 les articulations fondamentales.

Plusieurs objections pourraient se présenter à cette thèse de l'actualité et de l'universalité de la pédagogie érasmienne. Retenons-en surtout une. Le latin, dira-t-on, que l'humaniste hollandais considérait comme la seule langue qui méritât d'être enseignée ou écrite (avec le grec, sans doute, bien que sa vocation à l'universalité ne fût jamais sérieusement envisagée), n'était en fait compris et parlé que par une très faible minorité de ses contemporains, que les avantages sociaux et économiques de la naissance avaient favorisés.

D'ailleurs, n'était-ce pas pour les enfants des classes les plus aisées qu'Érasme recommandait la méthode idéale du préceptorat à domicile et de l'enseignement individualisé à l'extrême ? L'éducation "libérale" des enfants — selon l'expression dont il joue et qu'il exploite à l'infini — n'était-elle pas en fait, l'éducation du prince chrétien ou celle des fils de la noblesse ou de la grande bourgeoisie ?

En dehors des universités, des chancelleries, des cours de justice, de l'Église, qui parlait latin ? Qui pouvait lire dans le texte — et qui peut, de nos jours, lire dans le texte ? — les propres ouvrages d'Érasme ? Peu de gens assurément, bien qu'aujourd'hui, dans de nombreux pays, la démocratisation de l'enseignement ne réserve plus la connaissance du latin aux seuls privilégiés de la fortune.

À cette objection, je répondrai que chaque époque et chaque civilisation secrètent des formes spécifiques d'universalité. La Renaissance et l'humanisme européen eurent la leur, dont la culture antique retrouvée et réanimée constituait alors l'instrument le plus efficace face aux mouvements contradictoires des nationalismes politiques ou des particularismes religieux, et dont le maître d'école ou le professeur d'université se fit tout naturellement le médiateur.

La correspondance des grands humanistes de l'époque, au premier rang desquels on doit citer Érasme, avec ses milliers de lettres adressées à des centaines de correspondants aux quatre coins de l'Europe, nous révèle l'importance de cette "troisième force", — celle de la culture — entre les deux pouvoirs qui se disputaient au Moyen Âge l'organisation et la direction de la portion européenne du monde que l'on confondait avec l'humanité : le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel.

Le latin, dont l'universalité et l'urgence culturelle sont aujourd'hui mises en cause avec des arguments que peut justifier la situation socio-politique et socio-économique de notre monde, fut, à l'époque de la Renaissance, et bien au-delà, l'instrument de transmission du savoir et de la foi, tout au moins dans son expression catholique et romaine. Au 18e siècle, Rivarol pouvait disserter sur l' "universalité de la langue française" universalité que le 19e siècle et le début de ce siècle ne semblaient guère contester.

Aujourd'hui, le problème de la culture se pose en termes différents, et la langue nationale apparaît souvent à un peuple comme l'un des moyens les plus efficaces pour revendiquer ou maintenir ses droits politiques, qu'une langue plus universelle — entendons pratiquée plus généralement dans le monde — aurait tendance à étouffer. Érasme écrivait, parlait et enseignait en latin. Mais il souhaitait également que sa traduction latine du Nouveau Testament pût être connue du tisserand et du laboureur à sa charrue : or il leur fallait bien passer par le truchement d'une langue vernaculaire.

Quant à son livre le plus célèbre, l'Éloge de la Folie, avec lequel l'opinion commune l'identifie un peu trop vite, il fut traduit en français et en tchèque dès sa naissance latine, et depuis qu'il partit à l'attaque du continent européen et de l'univers tout entier il y a quatre siècles et demi, il n'a pas cessé de semer ses graines de sagesse dans le cerveau des peuples, tout en parlant leur langage. À notre époque où les phénomènes d'acculturation sont étroitement liés à des données quantitatives et où nous contestons de plus en plus une culture à laquelle ne peuvent prendre part que certaines classes sociales ou certains peuples privilégiés, il est réconfortant de penser que le moins riche des étudiants de Stuttgart, de Zagreb, d'Ankara, de Riga, ou de Jérusalem, peut s'offrir une Folie en livre de poche qui parle sa langue.

N'est-ce pas, de nos jours, un signe de vitalité et d'universalité concrète, que de voir des langues asiatiques, comme le japonais et le malais, ou encore (et tout récemment) l'hébreu, collaborer à la diffusion d'une œuvre dont l'esprit et le support historique sont passablement éloignés de la culture nippone, malaise ou juive ?

On pourrait faire la même remarque à propos du massif le plus important de l'œuvre érasmienne : ses ouvrages de spiritualité chrétienne et de théologie, ses éditions, ses traductions ou ses commentaires de la Bible et des Pères de l'Église.

Il faut reconnaître que jusqu'à une époque assez récente, et même encore de nos jours chez des esprits manquant d'ouverture et d'intelligence critique, la philosophie évangélique de l'auteur de l'Enchiridion associée à son agressivité satirique à l'égard de la vie monacale et des abus scandaleux dont l'Église donnait trop souvent le spectacle, a pu donner lieu aux interprétations les plus erronées et les plus farouchement partiales, et faire d'Érasme, en dépit de lui-même, la cible la plus vulnérable, ou au contraire le porte-étendard de sectes ou de courants religieux auxquels il n'aurait jamais accordé sa faveur.

En fait, si l'on veut lire ces ouvrages sans d'autre passion que l'amour de la vérité et avec le souci de les replonger dans leur terreau historique, le lecteur, même non-chrétien — et c'est à celui-là que mes remarques s'adressent surtout — sera frappé par la profondeur et la sincérité de sa foi, sa fidélité à toute une tradition ecclésiologique, son attachement indéfectible à l'enseignement du Christ, mais aussi par le sentiment de sa responsabilité individuelle, qu'il veut faire partager à chacun de ces militants chrétiens pour lesquels il a écrit ce manuel de piété, qui est aussi — selon l'ambiguïté du mot grec dont il joue — une arme portative, celle qui qui doit protéger l'âme contre toutes ses tentations.

 

Précurseur de l’Europe des peuples

 

Nourri dès son enfance studieuse et religieuse dans la tradition de la "dévotion moderne", qui unissait dans une synthèse transcendante la sagesse et la science de l'antiquité païenne à l'enseignement des Évangiles et qui s'inspirait d'une mystique dans laquelle l'homme n'était pas séparé d'avec lui-même, Érasme recueillit dans ce maître ouvrage le meilleur de l'enseignement de saint Paul, que lui avaient aussi transmis directement son ami Colet, à Oxford, et ce moine franciscain qu'il fréquenta à Saint-Orner et qu'il admirait tant, Jean Vitrier.

Il serait inexact, à la lecture des vingt-deux règles de ce manuel, comme celle de traités de pure théologie qu'il composa par la suite, de prétendre que son christianisme est essentiellement une éthique et que l'organisation ecclésiale ou la participation aux sacrements lui importent peu. Mais ce que je voudrais souligner dans la perspective que j'ai choisie ici et dans le dessein de démontrer la portée universelle de son catholicisme — les deux termes méritent d'être rapprochés et distingués à la fois — c'est que sa théologie n'a rien de de dogmatique, comme le prouve indirectement la guerre que menèrent sans relâche contre lui des bataillons serrés de théologiens, à Louvain, à Paris ou à Tolède.

Même dans le débat métaphysique de la nature et de la grâce et dans la querelle théologique avec Luther au sujet du libre arbitre, il n'abandonne jamais son poste d'observation humain, affirmant une fois de plus sa volonté de se tenir à mi-distance des deux affirmations absolues : Dieu est tout, l'homme n'est rien ; et au contraire : la liberté de l'homme peut tout. Cette "voie moyenne" lui a valu de farouches hostilités dans les deux camps, à l'heure où luthériens et catholiques d'esprit scolastique s'apprêtaient à de durs affrontements.

Mais l'homme, qui faisait de la charité, après la foi, le second pôle du christianisme, et de cette vertu active et expansive, l'essentiel de la tâche terrestre du soldat du Christ, n'avait cure de ces incompréhensions, ou plutôt, il savait y répondre d'une plume qui n'était pas toujours empreinte de charité chrétienne ! "Le fondement de notre religion, écrivait-il un jour dans une lettre fameuse à l'archevêque de Palerme, Jean Carondelet, c'est paix et concorde".

Paix et concorde qu'il voulait faire régner non seulement parmi les chrétiens, mais entre les chrétiens et les Turcs, dont il opposait souvent l'humanité à la barbarie effective des premiers, quand ils s'entre-tuaient ou préparaient sous des prétextes hypocrites une croisade contre les infidèles.

Combattant spirituel, militant de la paix, Érasme confond dans une même réprobation et dans une même horreur toutes les formes de barbarie et d'intolérance qui poussent les hommes et les peuples les uns contre les autres. Ce "précurseur de l'Europe des peuples",  comme l'écrivait récemment Pierre Grosclaude, serait certainement un partisan chaleureux du rapprochement, sinon de la fusion, des Églises chrétiennes, et aurait horreur des fanatismes racistes et nationalistes dont nous déplorons de trop nombreux exemples. Il l'a d'ailleurs écrit et répété mille fois dans d'innombrables textes, dont la Complainte de la Paix et l'adage Dulce Bellum (la guerre est douce à ceux qui n'en ont pas l'expérience) sont les plus célèbres.

Les motivations de son pacifisme sont multiples et elles tiennent sans doute, pour une large part, à sa nature profonde qui le fait s'écarter physiquement et imaginativement de tous les tumultes, de tous les spectacles de la barbarie déchaînée. Elles tiennent aussi à sa situation personnelle et à ses origines nationales, qui firent de lui le conseiller politique de Charles Quint, mais aussi l'obligé de François Ier, l'ennemi du pape belliciste Jules II sans pourtant être l'ami de Louis XII et l'allié des Français à la conquête de l'Italie.

Mais si l'on se réfère aux arguments qu'il propose lui-même avec une constance et une netteté qui ne mettent pas sa sincérité en doute, on se trouve en présence d'un raisonnement triple et hiérarchisé : la nature tout d'abord est opposée à ces tueries atroces, qui n'ont pas d'exemple chez les animaux réputés les plus féroces ; la raison et le calcul objectif des intérêts et avantages divers devraient faire reculer le prince au moment où il penche en faveur de la guerre, car les ruines accumulées de part et d'autre ne font ni vainqueur ni vaincu.

Enfin, l'enseignement de la religion est directement opposé à la guerre et à tous les vices qu'elle entraîne ou qu'elle fait émerger. Le recours aux Anciens, notamment à Platon, est fréquent mais l'argument décisif est pour lui la contradiction flagrante entre les commandements de Dieu et les préceptes de l'Évangile et le comportement de princes qui n'ont de chrétien que le nom.

C'est à l'un d'entre eux, précisément salué du nom de Très Chrétien, le roi François Ier, qu'Érasme adresse une longue exhortation en faveur de la paix, dans la préface de sa Paraphrase de saint Marc, qu'il fait paraître à Bâle en 1523 et qu'il lui dédie "... De tous ces maux qui déchirent la vie des hommes, le plus odieux et le plus nuisible est la guerre. Ne porte-t-elle pas le coup le plus atroce aux bonnes mœurs et à l'intelligence autant qu'à la vie des hommes ; et celui qui tue mérite moins la damnation que celui qui corrompt les esprits...

"Quand il faudra venir au tribunal du Christ, ce juge, aussi sévère pour les petits, pour les pauvres, que pour les grands, n'exigera pas de comptes moins sévères des plus puissants seigneurs de ce monde. C'est pourquoi ceux qui estiment ne causer que de faibles dégâts quand ils pillent, détruisent, exilent, brûlent, accablent et tuent les petits et les humbles, condamnent en vérité la sagesse du Christ qui a versé son sang précieux pour tous les esclaves..."

 

Contestataire et conciliateur

 

Et voici maintenant, pour terminer, la péroraison de cette triste Complainte de la paix, qui date de 1516, c'est-à-dire d'une époque où un rapprochement entre Charles de Bourgogne et François ler semblait possible et où le spectre de la guerre semblait devoir reculer.

Qui d'entre nous, à l'époque de la guerre du Viêtnam, du conflit israélo-arabe, des tyrannies idéologiques, des dernières oppressions colonialistes, des violences racistes, des mouvements révolutionnaires ou pseudo-révolutionnaires, de la menace atomique, mais aussi de l'encyclique Pacem in terris, et de la Croix-Rouge internationale, ne se sent pas directement et personnellement concerné par ces paroles du sage de Rotterdam ?

"La plus grande partie du peuple déteste la guerre et invoque la paix. Un petit nombre, dont la maudite félicité repose toujours sur le malheur du peuple, souhaite la guerre : faut-il que leur inhumanité l'emporte sur la volonté de tant de gens de bien ? Qu'on regarde dans le passé et l'on verra que, jusqu'à présent, rien n'a pu être définitivement établi, ni par les traités, ni par les liaisons de famille, ni par la force, ni par la vengeance : rien ne peut garantir contre le danger aussi sûrement que la douceur et la bienveillance.

Les guerres s'enchaînent aux guerres ; la vengeance attire la vengeance ; l'indulgence enfante l'indulgence ; la bienveillance invite à la bienveillance, et ceux qui céderont quelque chose de leurs droits jouiront toujours de la plus haute considération. La réalisation de l'objet visé n'a pas toujours été le résultat des efforts des hommes ; mais le Christ rendra prospères, grâce à ses sages conseils, les entreprises dirigées sous ses auspices et dans son esprit. Il protégera et secondera ceux qui favoriseront la paix, qui sacrifieront le plus à l'intérêt public, sachant que tout en sacrifiant au bonheur public, ils contribuent à l'établissement de leur propre bonheur.

Les princes régneront vraiment avec majesté, quand ils commanderont à un peuple heureux et vertueux, de manière à régner plutôt par les lois que par les armes. Les nobles auront plus de dignité, les prêtres jouiront plus tranquillement de leurs moments de loisirs ; le peuple bénéficiera d'une tranquillité plus complète et d'une abondance plus paisible".

Sans doute, le ton ou l'esprit de cette péroraison ne sont pas identiques à ceux de l'abbé Charles de Saint-Pierre ou d'Emmanuel Kant, dans leurs projets de paix perpétuelle, ou à ceux de certains combattants modernes de la paix. Mais l'homme dont la pensée constante et la pratique quotidienne l'incitent à faire "la guerre à la guerre" trouvera dans la lecture d'Érasme des échos fraternels : tout en poursuivant sa tâche personnelle dont les conditions où l'a placé sa destinée historique et avec les moyens correspondant à son génie propre, il accédera à cette universalité concrète qui permet le dialogue et l'amitié dans le respect réciproque des convictions opposées et le maintien des différences.

La leçon d'Érasme, à cinq cents ans de distance, ne consiste pas pour nous — hommes et peuples dont il ne pressentait ni l'expansion, ni la diversité, ni le conditionnement, ni les perspectives d'avenir — à vouloir réopérer l'impossible jonction d'un humanisme et d'un christianisme considérés comme des valeurs absolues et intemporelles, mais bien plutôt à nous inspirer de ce mouvement d'ouverture et de libération qui caractérise sa pensée pédagogique, politique et religieuse, pour inventer un humanisme à la mesure de nos exigences et de nos possibilités nouvelles, dans un univers dont le centre de gravité s'est déplacé mais dont la cohésion est aussi indispensable aujourd'hui qu'hier. Portrait d'Érasme par Holbein

"Le monde a son ordre, écrivait encore Érasme, et il ne convient pas que nous le troublions". Cette pensée n'a rien perdu de son actualité ou de son universalité, comme cette autre de Johann G. Fichte, lui aussi penseur universel, quand il affirmait : "Le but unique de l'existence humaine sur la terre n'est ni le ciel ni l'enfer ; mais seulement l'humanité que nous portons en nous et sa plus grande perfection possible".

 

Fig. 2. - Travailleur infatigable, Érasme, d'aspect fragile, par ailleurs fort soucieux d'hygiène en une époque époque où l'on n'en avait cure, fut un un voyageur intrépide, familier des longues chevauchées à cheval, par tous les temps. Sur ce dessin, Holbein nous révèle en habit de voyage celui qui "désirait être un un citoyen du du monde, commun à tous ou plutôt étranger à tous. Ainsi s'est-il défini.

 

 

 

© Jean-Claude Margolin (1923-2013), in Le Courrier de l'Unesco, n° 10, 1969 [Il s'agit vraisemblablement du texte d'une conférence prononcée à l'Unesco par l'auteur]