Voici trois mois que s'en est injustement allé quelqu'un de bien, égorgé par la sauvagerie islamiste (Cf. "Ils viennent jusque dans vos bras/Égorger nos fils..."). En effet, le 13 octobre dernier, Dominique Bernard, professeur agrégé de français au sein du groupe scolaire Gambetta-Carnot d'Arras, est tombé à 57 ans sous la lame d'un "radicalisé" armé par la barbarie d'un terrorisme que nous ne connaissons que trop. L'école n'est plus le "locus amœnus" de l'Antiquité.
Six jours plus tard, les obsèques se tinrent "sous haute protection policière" (!!!). Elles furent d'une exceptionnelle dignité (et il me toucha particulièrement d'apprendre que la dépouille du martyrisé pénétra dans l'édifice religieux précédée par une croix de Taizé), en particulier lorsque sa jeune sœur - me semble-t-il -, prononça un discours - risquerai-je : une profonde homélie - énumérant ses attachements et ses répulsions :

 

"Il ne pensait pas vraisemblablement que ce monde fût mauvais, mais au contraire insolemment riche et prodigue, et on ne pouvait répondre à sa richesse qu'en lui opposant, ou lui ajoutant, une magnificence verbale épuisante et totale, dans un défi toujours recommencé et dont l'orgueil est le seul moteur"

P. Michon

 

"Il aimait Shakespeare, Racine, Beckett... Il aimait Van Gogh, Picasso, Vermeer, Matisse, Bonnard, Gauguin, Manet, Courbet, Cézanne... Il aimait Bach, Beethoven, Fauré, Haydn, Ravel, Mahler... Il aimait le Gothique, les cathédrales, les glaciers préférés du Routard, il aimait la Provence, ses couleurs, ses senteurs... Il aimait la lumière rasante du soir... Il aimait la poésie, René Char, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry... Il aimait Proust, Claude Simon et Pierre Michon. [...] Il n’aimait pas la foule, ni les honneurs, ni les cérémonies qu’il avait en horreur… Sensible et discret, il n'aimait pas le bruit et la fureur du monde..."
Tandis que, écoutant avec recueillement ce que certains esprits chagrins eussent nommé un catalogue, je me pris à penser que cette culture intemporelle, qui imprégnait jusqu’à la moelle notre collègue supplicié, serait à tout jamais située à des années-lumière de ceux pour qui l'esprit des Lumières avait toujours été, et serait toujours une impénétrable demeure au demeurant parfaitement méprisée - ce qu'avaient hélas crûment révélé les nombreux incidents ayant émaillé les hommages du 16 octobre, mais qui pouvait en douter ? Nous sommes là, désemparés mais ensemble, avait énoncé l’évêque d’Arras. Ce n'était là, hélas, qu'une naïve pétition de principe.
Et puis soudain, je perçus comme un coup de poing cet attrait de Dominique pour Pierre Michon - auteur dont, je frémis en le rapportant, je n'avais jusque-là pratiquement jamais entendu parler. Pour que ma honte soit moins cruelle, je me mis à la recherche d'un ouvrage de cet écrivain - certes assez confidentiel, car discret lui aussi ; l'ayant lu et apprécié malgré sa langue si châtiée et son vocabulaire parfois désuet - ou peut-être à cause même de ces obstacles - je songeai qu'il m'était devenu indispensable de rendre à mon tour modeste hommage au professeur Dominique Bernard, en proposant ci-après un extrait de l'ouvrage le plus connu de Michon, Vies minuscules.
Et ce faisant, je n'ai pas oublié une seconde d'associer à cet hommage Samuel Paty, autre collègue qui précéda Bernard dans l'inextinguible malheur des proches.

 

 

 

Au sujet des frères Bakroot...

 

Ma mère me mit en pension à un âge encore tendre ; non par brimade : on en usait ainsi, le lycée étant loin, les gares peu desservies, les transports coûteux ; et puis, aux yeux de ceux à qui grand air et liberté n'apprennent que quelques gestes essentiels, tôt harassants et monotones dès la jeunesse, il semblait légitime que la tâche glorieuse, toujours nouvelle et sans cesse s'améliorant, d'apprendre le pourquoi de toutes choses s'assortît, peut-être se payât, d'une claustration quasi monacale, romaine. Moi-même, j'y fus dès longtemps préparé. "Quand tu seras en pension..." : c'était là un état transitif certes, vers l'âge adulte, le bonheur et la simple gloire de vivre qui m'écherraient, pour peu que je le veuille ; mais il n'était pas que ce passage : c'était une pleine durée de sept ans au cours desquels le latin deviendrait mon bien, le savoir ma nature, les autres mon combat et sûrement ma victoire, les auteurs mes pairs ; j'approcherais ce Racine dont ma mère sur ma demande récitait d'incompréhensibles phrases, différentes mais égales, singulières, l'une régulièrement recouvrant l'autre comme les mouvements d'un balancier d'horloge, pour concourir à un but lointain qui n'était pas la fin du jour ; je saurais quel est ce but, la grève vers quoi tendent ces vagues ; j'aurais des amis présentables ; je parlerais en sorte que moi-même et les autres, l'un pour sa délectation et les autres avec respect, sachions que j'habitais le cœur du langage quand ils erraient à ses entours ; le prix à payer était l'enfermement. C'était surtout renoncer à voir chaque jour ma mère, errer avec elle dans la tendresse des entours du langage. Le destin se réservait une autre prébende plus noire, non pas avouée mais à mes yeux certaine, qui me faisait frémir ; c'est qu'un jour et bien des années auparavant, j'avais fait un rêve : mon grand-père très haut dans un cerisier sous un ciel parfait, cueillait des cerises ; il chantonnait, et moi au pied de l'arbre je convoitais les jolis fruits ; je l'appelai : il tourna la tête et la baissant un peu me sourit, dans ce sourire son pied manqua, il tomba lentement dans un fracas de branches, une débauche de fruits jaillissants. Il se disloqua sous mes yeux. Il m'avait souri pourtant ; cette tendresse ne l'avait donc pas sauvé ? Je sanglotai, appelai, ma mère vint. Quand, lui dis-je, quand mourront-ils, ceux dont je ne pourrais me passer et qui sont vieux ? Elle éluda puis, voulant dormir et pensant me rassurer par une échéance si lointaine qu'un enfant la croirait infinie : quand tu seras au lycée, me dit-elle. Je n'avais pas oublié. Entrer au lycée était entrer dans le temps, le seul temps repérable à cela qu'il porte des disparitions définitives ; j'abordais l'époque où les immunités tombent, où les cauchemars sont vrais et où la mort existe ; mon appétit de savoir marcherait sur des cadavres : l'un n'allait pas sans les autres. Mes grands-parents moururent bien après la fin de ma scolarité ; mais j'étais en quelque sorte toujours "en pension" : me séparer de ma mère ne m'avait pas fait embrasser les choses ; le langage demeurait un secret, je ne m'en étais pas emparé et ne régnais sur rien ; le monde était une chambre d'enfant, j'y devais chaque jour "commencer des études" dont je n'espérais plus grand-chose. Mais je n'avais appris aucune autre posture.

Ma mère donc, un jour d'octobre, me conduisit dans cette maison magique d'où je pensais sortir papillon. La butte que couronne le lycée porte des marronniers qui se défeuillaient ; le haut bâtiment où des briques éteintes alternent avec des granits perdait superbement le noir de ses ardoises dans le ciel noir. Il me parut multiple, orthogone et fatal, caverneux comme un temple, une caserne de lanciers ou de centaures ; je n'eusse pas été surpris que le Panthéon, ou aussi bien le Parthénon, dont je ne connaissais que les noms et que je confondais l'un et l'autre, y ressemblassent. C'est que là aussi se tapissait le Savoir, bête antique, inexistante et pourtant goulue, qui vous prive de votre mère et vous livre, à dix ans, à un simulacre du monde ; de cela s'émouvait le vent dans les marronniers démontés. L'après-midi s'écoula en formalités d'installation ; ma mère s'activait à la lingerie, au dortoir, à l'étude ; mon nom apparaissait sur des placards. un lit. Je ne m'y reconnaissais pas ; mon identité était dans ces jupes que je suivais, craintif et honteux de ma crainte, la présence de ces garçons malhabiles mais indiscrets m'interdisant de me jeter vers elles, d'y redevenir petit, d'y renoncer à mes prérogatives .absurdes dont l'usage m’épouvantait. Le soir vint, nous nous séparâmes ; mon cœur s'élançait avec celle qui partait, prenait la micheline, consterné arrivait à Mourioux où je n'étais pas ; que faisait ici mon corps de plomb ? La récréation nocturne me jeta dehors : le grand vent soulevait, dans la cour toute noire d'étranges papiers froissés,. lunaires mais obscurs, des journaux ouverts qui soudain s’enlevaient et trouaient la nuit, tout blancs et spectraux comme des hiboux, à la merci d'un rien ; tournoyant ils sombraient. Je m'abîmais dans ces disparitions infimes ; je .pleurais et déguisais mes pleurs. D'autres godiches de première année, comme moi enracinés dans les longs préaux, regardaient avec des yeux ronds ce puits d'ombre où des choses débiles tombaient ; la lumière jaune du préau qui d'aplomb sur leurs têtes s’inclinait, les amenuisait, les isolait, ils n’osaient y faire que de petits gestes, touchaient dans une poche un canif, regardaient avec une lenteur imbécile leur montre neuve, esquissaient un pas vite renoncé, furtivement se baissaient et ramassaient un marron dont ils ne savaient plus que faire, en pétrissaient un peu l'énigmatique écorce, il disparaissait dans la poche des blouses on n'y pensait plus. Certains, sous leur béret, s’abolissaient ; d'autres, en blouse trop longue, flottaient comme des petits vieux ; ils se savaient cupides, devinaient tous leurs gestes frappés d’ineptie ; ils avaient le cœur gros.

Parfois, un galop de centaures venait de loin dans le noir à travers la cour défoncée, un groupe de plus grands surgissait. La blouse ouverte derrière eux volait comme un manteau de cavalier, le béret sur l'oreille les faisait crânes ; ils avaient appris comment, enchérissant sur l'incongruité des oripeaux et revendiquant comme un fait d'élégance une laideur subie, on s'en drape, on s'en fait gloire, on est un autre : pour peu qu'il la porte bien, tout écolier dissimule sous sa blouse le gilet de Monsieur du grand Meaulnes. Ces gandins en imposaient. Ils faisaient cercle autour d'un petit dont le désarroi croissait sous des questions grossièrement mielleuses et des rires, selon un procès pervers et d'emblée prévisible au terme duquel il ne pouvait que se révolter ou éclater en sanglots ; dans l'un et l'autre cas il était rossé, soit qu'on fît mine de s'indigner d'une rébellion hors de saison et qu'on l'en châtiât, soit que son attendrissement indigne méritât le statut de fille et, comme tel, des gifles. Les pions fermaient les yeux : tout cela était dans l'ordre des choses. Ses tourmenteurs disparus, le petit reniflait un peu, regardait intensément par terre en rajustant son béret, retrouvait dans sa poche le marron ; l'impénétrable écorce brune une fois encore l'étonnait, le volume lisse et sans faille le comblait et, tendu vers cette plénitude, douloureusement il s'y perdait. Ainsi était toute chose ; opaque, sur elle-même refermée, soumise à des causes massives et illisibles : le vent aveugle étreint avec passion les feuillages, arrache des bogues et les jetant les brise, les dénude, les met au monde, le marron sans yeux court un peu sous les vôtres, s'arrête.

Mon tour vint, j'essayai de l'une et l'autre défense, révolte et larmes, et sus à quoi m'en tenir. L'immense préau, qui ceignait la cour sur trois côtés, s'offrit à mon chagrin ; mes pas et une sombre délectation, me portèrent vers l'extrémité la plus venteuse et la plus désolée : l'air du dehors s’y engouffrait sans liens par-dessus un mur plus haut que nous derrière lequel on devinait, sous la nuit noire, le champ déclive de ronces et de chiendent qui gâtait alors les arrières du lycée. Une porte vitrée donnant sur un escalier nu, très large mais vétuste, empoussiéré sans remède, battait sans cesse au moindre souffle ; la seule lumière ici était celle que dispensait l'ampoule pendue sur la première volée de marches, et dont les vitres de la porte concédaient quelques restes qui se perdaient avant la limite du préau ; une pluie froide doucement s'était mise à tomber ; les journaux alourdis ne volaient plus, sur place se détrempaient, devenaient terre ; un nouveau était là, dans la lumière jaune et le vent, les bras croisés. Celui-ci était nu-tête (Mais les bérets dont j'affuble ces gamins sont-ils vraiment de mon enfance ? N'en coiffent-ils pas de plus pauvres, de plus enfouis, de plus désastreusement niquedouilles, dans des lectures anciennes à travers lesquelles à plaisir je les vieillis et me vieillis, je nous enterre ensemble ? Je ne peux en décider). Les cheveux, jaillis tout droit du front en boucles épaisses et dures, d’un blond-rouge éteint, étaient ras sur les empes et la nuque ; la mauvaise lueur qui attisait ce toupet ne divulguait du visage retiré dans la nuit que la tache claire d'un menton saillant et un peu gros ; on devinait au maintien la bizarre résolution d'un regard planté droit qui dans cette ombre, sans doute, me regardait. Il portait sur sa blouse une veste de suédine aux manches trop courtes, roussâtre aussi, et dont les poches déformées se bosselaient d'un contenu énigmatique : avec convoitise, j'y pressentis le patient bric-à-brac et les gris-gris qu'amassent certains mômes, dans des collections composites auxquelles président des lois aussi fatales, chiffrées et aberrantes que celles qu'on dit de nature, mais qui, avec l'âge, vous deviennent aussi douteuses que sont patentes les lois de nature, quoique les unes et les autres demeurent impénétrables. Je n'eus pas le loisir de l’observer longtemps : les grands étaient sur nous ; ils m'avaient déjà martyrisé, et s'en souvenant me délaissèrent. Ils se jetèrent sur le petit ténébreux.

La monotone épreuve commença ; le bambin s'était dérobé un peu, et les aînés l'avaient rejoint sous la pluie qui faisait au groupe un halo bleuté ; je m'en tins prudemment à distance. Mais très vite je tendis l'oreille : quelque chose n'allait pas. Une des voix, non plus sarcastique ni feinte, mais grossièrement coléreuse, grondante et exaspérée, détonnait ; bientôt d'ailleurs les autres se turent, comme choqués ou subjugués, et je n'entendis plus que cette grosse voix esseulée d'enfant. Le sens de ses paroles ne différait pas de celles qui m'avaient arraché des larmes : mêmes questions captieuses et saugrenues, mêmes chicanes policières, mêmes mises en demeure sans issue possible ; mais toute délectation sadique, toute maîtrise comme négligemment exercée et dans cet exercice, cette négligence, se décuplant, avait déserté ce discours : le cœur n'y était pas, qui fait la justesse du ton, ou peut-être y était trop. Ce que disait ce cœur, c'était une fureur impotente et passionnée, comme un sanglot de vieille victime tenant à merci son bourreau, imaginant avec une défaillance d'amoureux qu'il va employer à se venger les brodequins et les poucettes dans lesquels il a si longtemps gémi. mais il ne sait pas s'en servir, ses mains exaltées tremblent et dans cet émoi les outils tombent, s'éparpillent, en vain il s'emporte et hurle sous l'œil du bourreau impavide. Le petit n'était pas impavide pourtant : je voyais trembler son gros menton ; mais face à lui et le surplombant un peu, un autre gros menton tremblait ; la même pluie ou les mêmes larmes coulaient sur l'un et l'autre ; et, au-dessus des deux visages que l'ombre violemment usurpait mais qui par éclairs dévoilaient 1a même teinte de craie, le vent hérissait deux tignasses pareilles. Dans ce jeu de miroirs les deux enfants souffraient. Ils se ressemblaient comme des frères.

Le grand gueulait de plus en plus et commençait à frapper, à petits coups mauvais, de tout le poids de ses poings courts. La cloche de l'étude ne l'apaisa pas : la sonnerie électrique s'éternisait, mais dans cette stridence accordée à la pluie et au vent, monotone et panique comme un météore, il persistait dans son dire nul, muet pour tous et gueulant pour lui seul, sombrement se délectant de ce mutisme tempétueux qui l'égosillait, qui l'invalidait. Quelque chose de parfait se réalisait là. Nous répondîmes à l'appel, le petit réussit à nous suivre ; comme nous nous éloignions, le plus grand resta un moment sur place, sans un mot maintenant et sa gesticulation haineuse retombée, son regard mêlé à la pluie qui ruisselait sur la butée de nuit proche ; nous nous mîmes en rangs devant la porte de l'étude, dans l'odeur des blouses, je le vis enfin s'ébranler, lentement d'abord, et je ne le voyais plus quand j'entendis son pas mat courir sur le sol détrempé dans le noir, vers l'étude des Quatrième.

Aujourd'hui, je ne saurais dissocier les frères Bakroot de cette pluie qui me les livra, de ce vent jauni par une ampoule exténuée. Je revois le petit -excellant dans un jeu niais que nous aimions, une sorte de joute où le champion de chacun était un marron qui, percé et traversé d'une ficelle, devait en briser d'autres de la même façon agencés ; je vois avec quels gestes circonspects il déballait à l'étude ses méchantes collections, soldats estropiés, noix peintes et clés énormes, plus tard ses photos de femmes ; je reconnaîtrais sa voix morte, celle que vola sa voix d'homme. Je pense à l'aîné dans la cour d'honneur qu'ensoleille mai, jouant à la paume les dents serrées, osseux, gauche et efficace ; il s'adosse à un marronnier dont l'hébétude et le mutisme bercent les siens tendrement, il passe le bout de sa langue sur sa dent cassée, le gris de sa blouse se noie dans le gris de l'écorce, il n'est plus là ; puis il pousse une gueulante et je me revois sur le carreau où une de ses colères aveugles m'a jeté. Je les vois s'affronter en bien des lieux, à bien des âges, et aujourd'hui sans doute celui qui est resté ici-bas sent-il parfois sur son visage un souffle, à sa taille une poigne d'air, et derechef lève sa garde devant ce frère léger que les nuages emportent. Mais leur emblème à tous deux et comme leur manteau demeure cette nuit délavée, cette nuit de commencement où finissait la meilleure enfance, cet automne basculant dans l'hiver où à jamais leurs traits crayeux sont pris.

Ils étaient bien de l'hiver. Et leur nom boueux et têtu ne mentait pas : ils étaient aussi, sans doute par l'ascendance lointaine qui m'importe peu, et bien davantage par la gueule et par l'âme qui s'y lit, ils étaient aussi profondément des Flandres. Les frères Bakroot étaient les rejetons égarés d'une sorte de folie médiévale, terreuse et pour tout dire flamande ; ma mémoire les tire vers ce nord ; ils y cheminent indéfiniment à la rencontre l'un de l'autre sur une terre de tourbes, d'étendue vaine que la mer de part en part étreint, de polders et de patates naines sous un ciel colossalement gris dans la manière du premier Van Gogh, l'un peut-être ladre et précédé d'une crécelle, ou vilain labourant en braies brunes au premier plan d'une Chute d'Icare, et l'autre, le plus jeune, le mieux dégrossi, portant à la mode batave, c'est-à-dire provinciale, pluvieuse et comme de deuxième main, la collerette à l'espagnole et l'épée tolédane. Leur visage, je l'ai dit, était de chaux ; sur ce teint friable un menton de pierre affleurait ; à leur pâleur puritaine aurait convenu le haut chapeau patibulaire des parpaillots d'Haarlem ; là-dessous la morne déraison d'un œil bleu de Delft qui ne perd pas de vue les glaces infernales et les porte sur ce qu'il voit. La broussaille des mauvais sourcils blonds n'exprime rien, trop pâle pour la colère, trop obstinément touffue pour la joie ; mais à la bouche épaisse qui tremble, on voit bien qu'ils retiennent leurs larmes. Laissons ce Brabant de légende, laissons-les s'empoigner et redevenir petits enfants.

Rémi Bakroot, le cadet, était dans ma classe. Il était gaiement insociable, mais cette gaieté parfois se fêlait et dévoilait un fond d'indifférence braque, une détresse péremptoire qui effrayait. Je me souviens d'une étude du soir, au printemps ; j'y voyais bien Bakroot, assis devant moi près de la fenêtre ouverte où l'haleine des marronniers montait avec la tombée du jour : la tignasse chaude y baignait, violente comme l'odeur des fleurs. Sa collection d'alors (il en changeait sans cesse, répudiant l'une pour l'autre ou les appariant au contraire selon des raccords imprévisibles) était faite de bricoles pour pêcheurs à la ligne, des flotteurs, des mouches, des cuillers, des nœuds de plumes éclatantes autour d'hameçons vicieux ; il avait tout sorti sur son pupitre, à l'abri symbolique d'un classeur, et contemplait la série dont parfois il permutait les termes, avec l'air réfléchi et le geste d'abord hésitant, mais dont peu à peu la lenteur s'assure, qu'on voit aux joueurs d'échecs. Le pion s'en avisa, tout fut confisqué. L'enfant bouda puis, de la veste de suédine aux mille détours apparut, miraculeusement soustraite, la plus belle mouche aux plumes couleur du jour ; il la considéra au creux de sa main, la fit varier un peu dans la lumière du soir : son visage pétrifié se durcissait encore. Tout à coup, avec un rire que tous entendirent, bref et rauque comme un sanglot, sans provocation ni dépit mais comme exalté et sacrificiel, il lança le mince trait de lumière par la fenêtre vers les feuillages déjà nocturnes. Le pion ne frappa qu'un visage refermé, comme sur un mauvais chemin une charrette roule une pierre.

Il y avait alors au lycée de G. un professeur de latin considérablement chahuté, et que par anti­phrase sans doute nous nommions Achille. Rien en lui de guerrier ni d'impétueux ; de l'ancien prince charmant des Myrmidons il n'avait que la stature et la maîtrise de la langue d'Homère ; c'était un vieil homme colossal et disgracié. Je ne sais quelle maladie l'avait privé de cheveux, de barbe et de sourcils ; il portait une perruque, mais nul cache-misère n'aurait su travestir la douloureuse nudité du regard dans ce visage uniformément glabre ; et cette face n'était pas de celles qu'on peut cacher, mais bien au contraire de forte complexion, patricienne, lourde, d'une sensualité effondrée, avec un nez magistral et de grandes lèvres d'un rose encore frais : le peu qui manquait à cette architecture la faisait prodigieusement comique, morbide et théâtrale comme une figure de vieux castrat à la voix rompue. Il marchait très droit, s'habillait avec goût et aimait les petits élégiaques. Virgile dans sa bouche désopilait ; des tempêtes de rire accueillaient ses entrées, les Sixième même le bousculaient, et il consentait qu'à cela il n'y eût rien à faire : il dépassait les bornes permises au cocasse, il le savait, et que la puissance de l'esprit ni la bonté du cœur, dont il était par dérision pourvu, ne sont rien si le corps fait défaut.

Achille n'avait pas de persécuteur plus impitoyable que le petit Bakroot. Les plus outrancières injures, les rires les plus mauvais passaient la bouche de l'enfant, le défiguraient. Achille imperturbable s'absorbait dans ses auteurs, déclinait, traçait au tableau les sept collines ou la rade de Carthage : dans son dos, des rimes obscènes dénaturaient les noms des dieux et des héros, les éléphants d'Annibal devenaient bêtes de cirque, Sénèque était un histrion et plus rien n'était fiable. Achille, il est vrai, en avait vu d'autres : il y a si longtemps que les Barbares ont pris la Ville, César a reconnu les yeux du fils derrière le poignard, et combien d'Eurydices n'avons-nous pas perdues - dans moins d'une heure le cours sera fini. Parfois, excédé mais désespérément calme, il descendait dans l'arène et frappait tristement ce qui passait à sa portée. Les gifles ne faisaient que nous exalter davantage. Nous avions tous notre part dans cette mise en pièces : mais la mise à mort, la parole décisive dont nous savions qu'elle avait durement touché, celle qui crispait la bouche d'Achille ou le suffoquait dans un instant de silence imbécile au beau milieu de la déclamation d'un mètre, c'était le plus souvent Rémi Bakroot qui la portait. C'était Rémi Bakroot qui orchestrait cette triste farce ; c'était lui qui dans ce but se dépensait sans compter, de toute la force teigne de son petit gosier, de toutes les paroles incomprises, balourdes et basses, glanées chez lui à la ferme, ou dans la porte des bistrots enfumés les soirs d'hiver le dimanche, quand un enfant apeuré sans passer le seuil dit à son père saoul qu'il faut rentrer. C'est qu'il avait, lui, de bonnes raisons : Achille aimait Roland Bakroot, l'aîné.

Il était tout autre, Roland, et pourtant si semblable ; déraisonnable aussi certes, mais sa déraison n'avait rien du panache voyou, de la gouaille un peu morose, maboule, qui forçait en Rémi l'admiration des gosses ; son extravagance était plus pure, abrupte et comme indigente : pas de colifichets, collections pittoresques ou coups d'éclat séditieux ; rien de monnayable dans les codes enfantins, rien dont il pût s'enorgueillir, se faire un public, mettre de son côté les rieurs, c'est-à-dire tous. Il lisait des livres. Il fronçait ce faisant son front de petite brute, serrait les mâchoires et avait une moue dégoûtée, comme si un haut-le-cœur permanent et nécessaire le liait sans recours à la page qu'il haïssait peut-être, mais amoureusement décortiquait, comme un libertin dix-huitième dépèce membre à membre une victime encore, avec méticulosité mais sans goût et rien que pour dépecer. Il persistait dans cette écœurante besogne bien au-delà des heures d'étude, jusqu'au réfectoire et dans la cour de récréation où, stoïque, pelotonné dans les racines d'un marronnier, dans le coin bruyant d'un préau, il s'abîmait dans le quelconque Quo vadis ou autre péplum de bibliothèque verte, qui le torturait. Il avait le poing dur ; il sortait de ses gonds à la moindre présomption d'offense et, non moins écœuré mais plus gai, cognait : on gardait sous cape les rires que son vice burlesque et son éternelle grimace inspiraient. Il lisait donc ; il marchait vers la petite bibliothèque, au bout du préau, non loin du coin d'ombre où pour la première fois je l'avais vu montrer les dents ; s'il rencontrait son frère, ils grinçaient comme des chats, arrêtés, fourbes et violemment sourds au monde ; puis passaient leur chemin ou une fois encore se saisissaient, amoureusement se calottaient. Je me demandais ce que pouvaient bien être leurs dimanches communs, là-bas, à Saint-Priest-Palus dont ils étaient à grand-peine sortis, sur le plateau rocheux vers Gentioux, sous le toit d'une ferme pauvre de cette terre vaine où les bruyères et les sources écorchent à peine de rose et de frais la cuirasse revêche des granits maigres : y lire Salammbô était inexplicablement comique ; et quelle collection pouvait y naître, quelle idée même de collection, autre que la série non thésaurisable et toujours pareille des saisons qui vous tombent dessus, des jurons las du père, des têtes d'un troupeau? Mais, leurs bricoles laissées en vrac sur la grande table à six heures du soir l'hiver, bouquins et toupies qu'éclabousse le lait frais du grand seau sous les mirages de la lampe, je les voyais aisément comme leur mère par la fenêtre pouvait les voir, sur la lande dans la nuit qui vient, sans répit se cherchant, l'un à l'autre venant, se reconnaissant et s'étreignant, beigne sur beigne encore une fois se consacrant, offrant leurs peignées aux sapins noirs, au premier vol des chouettes, aux chiens rivés à terre qui hurlent vers elles qui s'élancent, petits sacrificateurs à la lèvre fendue, aux larmes amères, pieux et amochés. Et sur lequel des deux le vieux vent dans sa barbe houleuse de sapins porte-t-il un regard favorable ? Quelqu'un peut­être choisit l'un et brise l'autre, ou en choisit un pour le mieux briser, nous ignorons encore lequel.

Donc Achille, au gré d'une de ces fantaisies bizarres et tristes qui mettent de la ferveur et comme un point d'honneur dans les vies bousillées, s'était pris d'affection pour l'aîné des Bakroot. Quand la sonnerie arrachait le vieux lettré las à son heure de petite géhenne, quand, insensible aux traits des diablotins détalant dans ses jambes, il traversait la grande cour de son pas très digne, toujours lent et comme engourdi par quelque rêve calme, il arrivait souvent que par un hasard truqué Roland fût soudain là, non pas devant mais à quelques mètres sur le côté de cette trajectoire rêveuse, qu'ils se rencontrassent donc et, quoiqu'ils se fussent d'emblée aperçus du coin de l'œil, le vieux en sortant du cours (dissimulant peut-être alors un sourire taquin et ravi) et le petit par-dessus les lignes du pensum romancé qui l'écœurait, quoiqu'ils s'attendissent sans surprise, ils faisaient mine au dernier instant de se reconnaître et de s'étonner de l'aubaine imprévisible qui les mettait face à face. Achille tombait en arrêt puis s'approchait en élevant sa grosse voix soudain rieuse, posait lourdement sa main sur l'épaule de l'enfant qui rougissait, le rudoyait avec tendresse ; il questionnait, patient et grondeur avec quelque ironie, s'enquérait de la lecture du moment ; le petit bredouillait et maladroitement, un peu honteux, montrait le titre de l'ouvrage ; alors Achille lâchait théâtralement l'épaule, se rejetant en arrière considérait Roland en ouvrant grands des yeux stupéfaits, mimait une admiration incrédule qui déployait comme un drapeau tout ce visage de vieux castrat ; et, très haut, de cette voix policée et rompue aux foudroyantes ellipses des vieilles langues, mais haut timbrée et forte de s'être si longtemps déployée sur des mers de chahut, tel Neptune exclamant Quos ego il disait quelque chose comme : "Mais voilà qui est remarquable! Voilà qui est étonnant. On lit donc déjà Flaubert?" Le visage du petit s'allumait comme sa tignasse, le gros menton hésitait entre rire et larmes, le livre si précieux, le livre terrible et duplice pesait lourd dans sa main empotée : allons, lire était bon, tant d'heures de détresse assidue valaient d'être vécues pour cet instant-là. Le vieux pelé avec le petit hirsute faisaient de concert un bout de promenade, ils s'éloignaient par là-bas vers le couloir sombre aux odeurs de cuisine qui par le réfectoire rejoint la cour d'honneur, et de temps en temps on voyait encore Achille s'arrêter, faire en arrière deux pas pour mieux laisser tomber sur le môme le regard magistralement approbateur de ses yeux nus. Il disparaissait dans les relents de soupe, remâchant du Flaubert, de l'affection ou qui sait quoi, et le petit laissé là à son ivresse perplexe déambulait un peu, s'asseyait et rouvrait le livre, ne comprenait pas.

Au fil des ans, cette amitié étonnante ne se démentit point. Achille devint plus tard le correspondant de Roland, c'est-à-dire qu'il venait le chercher au lycée les jeudis et dimanches vers deux heures et que l'enfant passait l'après-midi avec lui, dans son foyer sans enfant, près de sa femme que je n'ai jamais vue, mais dont je crois deviner ce qu'elle était, pâtissière et patiente, soutien sans faille d'un homme ridicule dont la disgrâce l'atteignait et que jadis sans doute elle lui avait amèrement reprochée en secret, mais qui, avec l'âge dont le ridicule égalitaire atteint chacun, s'était muée en une compassion souriante pour toutes choses et une gaieté, oui, cette gaieté un peu folle de s'être si souvent vue battue en brèche, qu'on voit aux nonnes antiques et aux vieilles poivrotes. Bien plus que les auteurs et les destins romains, c'était cette gaieté-là sans doute, qui avait en retour rejailli sur lui et qu'on lui soupçonnait parfois au milieu d'un chahut, qui gardait Achille en vie. Je ne sais à quoi l'homme et l'enfant employaient ce temps commun ; mais un jeudi que nous étions "en promenade", sur la route de Pommeil - une de ces mornes balades en rangs, encadrées d'un pion, sorties dont bénéficiaient, paraît-il, nos poumons -, je les ai vus à pas lents s'éloigner dans une allée forestière, le grand arceau des branches leur faisant là-haut comme un paradis peint, et "sous les arbres pleins d'une gente musique", en grande discussion comme des docteurs, Achille gesticulant, le petit puritain renfrogné l'interrompant, le relançant, et le vent d'automne qui bougeait leurs manteaux emportait leurs paroles savantes, leur métaphysique un peu ridicule, mais si bonnement que les feuillages attentifs sur eux se penchaient, sourds et amicaux ; des rangs de la promenade, le regard de Rémi douloureusement s'élançait, courait le long de l'allée cavalière jusqu'à ces deux petits points là-bas, et son cœur peut-être était avec eux quand sa bouche exaspérée essayait des sarcasmes, ricanait.

Mais ça, c'était dans les grandes classes, je veux dire quand les Bakroot furent déjà un peu grands. Il y avait eu auparavant les livres, ceux que peu à peu Achille se mit à offrir à Roland, les sortant de sa sacoche énorme où, parmi de tristes plutarques exténués dont les pages s'envolaient, des exégèses avachies et démodées, ils jaillissaient soudain dans un emballage frais, enrubannés peut-être, si mal assortis aux vieilles pattes du latiniste. Il y eut ainsi des Jules Verne, bien sûr un Salammbô, un Michelet expurgé et illustré où l'on voyait Louis XI avec son petit chapeau pingre, penché sur de lourdes chroniques que des moines de Saint-Denis, déférents, hautains, lui présentaient sous l'œil sarcastique du barbier mauvais qu'aimait le roi ; non loin, sur une image nocturne peuplée d'hommes hâves et de bêtes fuyantes dans une forêt spectre, il y avait le pauvre Téméraire de Bourgogne que le pingre à mort détesta, le Don Quichotte de Charolais, l'élégant, le prodigue, l'emporté, au lendemain de sa dernière bataille perdue après tant d'autres, cadavre parmi les cadavres "tout nus et engelés" et les bannières bourguignonnes, brabançonnes, tombées avec leurs devises matamores, le ci-devant duc et comte à plat ventre dans la glace qui garda dans son étau cette chair ducale, nez, bouche et joue quand on voulut l'en retirer, les loups de la vieille Lorraine emportant à pleine gueule cette viande défaite, volontaire, qui si obstinément avait désiré l'Empire et le désastre, avait dans ce but tant chevauché, machiné, assiégé et sacrifié des foules, en pure perte guerroyé et désespéré, s'était les derniers temps perdue dans le vin, et était là depuis deux jours quand ils le cherchèrent et le trouvèrent dans ce grand froid de haute époque du jour des Rois de l'année 1477, et qu'un autre barbier, mais celui-ci obscur et en larmes, qui avait coutume de faire la barbe de Charles et non pas sa politique, penché sur ce quartier de boucherie s'écria, ainsi qu'on le pouvait lire en légende de l'image, ainsi que les vieux chroniqueurs nous disent qu'il a dit ce jour-là, qu'il a donc vraiment dit et c'est miracle que nous l'entendions, tandis que son haleine précaire faisait un petit nuage vite disparu : "Hélas, c'est mon gentil maître", puis le fit porter bien honnêtement, "dedans de beaux linges mis, en la maison de Georges Marquiez, en une chambre derrière", dans Nancy où les rois enfin délivrés de ce frère abusif dont le pourchas avait si longtemps été leur raison d'être, venaient contempler ce qui en restait et gentiment y pleuraient, morte, la meilleure part d'eux-mêmes. À quoi pensait-il, Roland, devant cette image d'impeccable culbute ? Il la regardait souvent. Je lui demandai une fois de me la montrer, et contre toute attente il accepta, avec un peu de condescendance, lui qui avait lu le texte s'y référant et savait donc de quoi il s'agissait, et même il daigna la commenter en quelques mots d'abord réticents, bourrus et batailleurs, me livrant l'interprétation fantaisiste selon laquelle, à des signes infimes qu'il jugeait pertinents et que l'illustrateur n'avait sûrement pas voulus tels, il croyait pouvoir dire qui étaient les gens du Téméraire, qui les bourgeois de Nancy, lesquels étaient de Bourgogne et lesquels des Flandres , le bassinet à gros bec de celui-ci le faisait duc, le heaume moins affecté de celui-là seulement baron ; et toutes ces choses ténébreuses dans le fond, lanciers ou saules noirs que la neige tombante et la nuit indécidaient, ces semblants de chevaux mêlés à des hommes dont des piques sortaient avec des oriflammes, c'était le dernier carré de Monsieur de Bourgogne et Monseigneur de Bourgogne lui-même, donc représenté là deux fois, au premier plan charogne et là-bas éthéré, tous ces morts grelottants d'avant-hier attendant à la porte du ciel qu'un saint Georges en grande tenue, visière basse, auréole au cimier et toison d'or au cou, les accueillît et, les serrant sur son cœur avec des larmes, les installât à la table ronde, la table éternelle qui sent le vin chaud. Ces élucubrations étonnantes, cette exhaustion déraisonnable et quasi mantique, renfrognaient Roland : il savait tout cela certes, mais tout cela le faisait souffrir, malgré ses vains efforts il n'en pouvait tirer gloire. Il y avait dans son exégèse forcenée comme une panique d'interprétation, une douleur a priori, la terrible certitude d'errer ou d'omettre, et, quoi qu'il fît pour qu'on n'en crût rien, une foi amère en son indignité : un ignoble fantassin suisse, un de ces médiocres disciplinés par qui mourut le Téméraire, et qui, trop sûr de l'enfer à lui promis, se serait dissimulé parmi les glorieuses ombres bourguignonnes attendant leur part céleste, voilà ce que Roland pensait être parmi les livres. Et voilà pourquoi il taisait habituellement ses lectures, c'est-à-dire ses impostures ; je pense aujourd'hui que s'il consentit à me parler de cette image-là, de cette histoire de "beau cousin" massacré qu'on ne jalousera plus et que pleure un homme modeste tandis que là-bas le frère félon, le lecteur de chroniques saintes, esseulé dans Plessis-lez-Tours, sent fondre sur lui l'ombre immense d'un donjon qui est du remords et une sombre liesse, si Roland donc avoua à ce propos quelque chose, c'était qu'il y avait là, épurée et écrite en lettres de noblesse, une constellation essentielle de la vie même, quand n'y suffisent plus les livres, de la passion même, enfouie, illettrée et très ancienne, de Roland Bakroot.

Il y eut aussi le Kipling.

C'était l'année de ma cinquième : je le sais précisément, puisqu’à cette époque moi-même, qui n'avais pas à mes lectures ce mentor ou ce mécène qu'était Achille, je découvrais seulement Le Livre de la jungle. Donc Roland, qui devait être alors en troisième, reçut un livre du même auteur, ce qui à la fois me conforta dans ma propre lecture - ce n'était pas un écrivain pour les seuls petits, comme Curwood ou Verne dont je commençais à avoir honte, mais que je n'en aimais que plus -, et me rendit très jaloux. C'était une édition magnifique, illustrée celle-ci aussi, non pas de grisailles épiques à la façon des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet, mais d'aquarelles délicates, fouillées comme des temples barbares, avec là-bas des Himalayas, les fruits empoisonnés des pagodes que portent les forêts chaudes, et plus près des rickshaws attelés amenaient qui sait vers quel plaisir de belles victoriennes à ombrelle jusque sous les pattes d'éléphants parés que montaient des maharadjahs de rose, d'amande et de tilleul, tandis qu'au premier plan, rêveurs, rasés, courtois et rapaces, des gentlemen et des fripouilles, galonnés, indiscernables sous la même vareuse écarlate et le casque parfait de la fabuleuse armée des Indes, contemplaient calmement ce monde, Himalayas, rois barbus et ladies pulpeuses sous l'ombrelle, ce monde qui était leur pâture (Pauvre Achille, pâture du monde, qu'est-ce que tout cela pouvait bien lui dire ? Et au fils Bakroot, de Saint-Priest Palus ?). L'or, l'or vil et glorieux, l'or que tout adjectif indifféremment peut qualifier, l'or courait là-dedans "comme le suif dans la viande" ; comme le sang indomptable dans la chair lourde, précieuse, des dolentes en crinolines ; comme les ambitions terrifiantes, pleines de whisky, de chevauchées brutales et de sanglants blasphèmes, dans l'œil impassible des beaux capitaines à l'heure fade, policée, du thé. Toute cette richesse luxurieuse hors de portée devait enflammer Roland, bien en vain ; et, avec une résignation presque joyeuse, il s'attardait sans doute sur les images qu'il jugeait plus proches de lui-même, plus conformes à ce qu'il serait un jour, les fraternelles images de chute comme celle où l'on devinait, dans un sac crasseux qu'un dément transporte de jungles en rizières sous les quolibets des singes, la tête boucanée d'un homme qui jadis voulait être roi.

Je les ai bien vues, ces images, et bien sûr à maintes reprises au vol par-dessus l'épaule de Roland qui ne les voulait pas partager, mais surtout une autre fois et tout à loisir. C'était à l'étude encore, où, comme on le sait, dans les petites classes j'étais assis non loin derrière Rémi Bakroot. D'une des poches de la veste rousse (il la traîna au moins jusqu'en troisième, de plus en plus fripée, courtaude, bossuée), il tira des papiers raides, pliés à la diable, en quatre ou davantage, cassés le long des plis, qu'il défripa sans soin et contempla avec la même attention, un peu ironique et passionnée mais irritable, qu'il faisait d'un problème de mathématiques : avec stupéfaction j'y reconnus les highlanders casqués, les dolmans à soutaches, les éléphants et les rois. Rémi n'en fut pas avare ; le pion de ce jour était bon bougre, les images déchues circulèrent. Nous étions émerveillés, un peu effrayés aussi, et avidement nous nous perdions dans cette richesse, ce lointain, cette puissance figée. Rémi, son gros menton arrogant haut perché, contemplait avec une satisfaction tendue tout ce petit monde se disputant les dépouilles de Roland, ainsi que du haut d'un éléphant un chef cipaye que portent des hourras dirige geste à geste la lente mort d'officiers de Sa Gracieuse Majesté. À la sortie de l'étude, Roland l'attendait.

Il était d'une pâleur de cire, une pâleur rousse je dirais de puritain flamand s'apprêtant à sabrer de l'iconolâtre ; il ne dit mot, seuls les poings impatients, les yeux fanatiques qu'une passion noyait, vivaient. Le petit ricana, mais son mépris était brisé et plaintif, lui aussi était défiguré, comme offensé : "C'est à moi, cria-t-il en s'enfuyant, que ce livre était destiné. Voleur, voleur !" Roland l'enlaça au milieu de la cour ; ils s'étreignirent et sur la terre battue culbutèrent, la poussière se mêlant à leurs pleurs, à leur bouche, comme des amants l'un sur l'autre roulèrent, ardemment se nouant, se dénouant, petit excès sporadique, feu de paille sous les marronniers rêveurs, constants et distraits. Quand le grand enfin se releva, les images salopées, de haute lutte reprises mais à jamais perdues, dans sa main, sa bouche saignait : c'est de ce jour-là qu'il porta jusque dans ses rares sourires la marque du cadet, cette dent de devant cassée qu'on lui vit désormais et qu'amoureusement, impatiemment, il envenimait du bout de sa langue lors de ses songeries brusques, y retrempant sa passion peut-être, ou l'y apaisant. Ils grandirent. [...]

………………………………………………………………………

Les Bakroot n'avaient pas de caveau, la tombe fraîche était creusée : ce trou et ce talus de belle terre toute neuve, parmi la vieille neige grise et les dalles aux christs rouillés, aux fleurs pourries, étaient printaniers et réconfortants. Les cantonniers avec leurs cordes firent doucement descendre dans ce labour frais l'œuvre du menuisier, avec dedans ce qu'on ne voyait pas. C'était un enterrement comme tous les autres, dans Courbet, dans Greco, à Saint-Amand-Jartoudeix : l'haleine des Saint-Cyriens leur mettait aux lèvres un autre petit plumet; le bas des pantalons rouges était crotté ; des paysannes avaient des mouchoirs, la rousse trop droite et un peu en retrait regardait l'arbre impalpable des fumées bleues monter des toits, croître et se perdre, vers le village là-bas. Deux peupliers mêlaient leurs branches avec le vent; un seul corbeau, d'un bout du ciel à l'autre mesurant l'étendue, passa sans un cri. Les premières pelletées tombèrent ; au bord de la fosse, Roland se baissa prestement, coléreusement, sa main lâcha quelque chose; le grand Métraux, qui était tout à côté de lui, regardait intensément, tour à tour Roland et ce que la terre recouvrait ; on n'entendit plus le bruit clair qu'elle fait sur le bois creux, mais seulement terre sur terre. C'était fini. Nous fûmes vite dans les voitures, après les politesses de la porte ; comme nous démarrions, je vis Roland revenu là-bas seul, sur la tombe, posthume, mais tout droit et campé comme quelqu'un qui frappe : romanesquement, sottement, je pensai à un capitaine une dernière fois visible sur sa baleine blanche, qui déjà sous lui a sombré.

Au retour, parmi les baleinières renversées et les monstres morts, Métraux me dit soudain d'une voix étrange : "Te souviens-tu des images que Rémi avait déchirées dans le Kipling, il y a longtemps ?" Si je m'en souvenais ! ... "Roland les a jetées dans le trou, tout à l'heure". La neige recommença à tomber avant que nous eussions quitté le plateau, avaricieusement d'abord, puis très vite à gros flocons denses : le monde disparut.

 

© Pierre Michon, in Vies minuscules, (extrait du chapitre Vies des frères Bakroot), Gallimard, 1984

 

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 Pierre Michon - En lisant, en écrivant – © Masterclasses littéraires BnF

 

 

 

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